Yémen : une calamité aux proportions désastreuses
Il est difficilement concevable qu’à la situation catastrophique qui dévaste la Syrie depuis ces six dernières années, s’ajoute une terrible calamité sur le Yémen. Une situation qui prend des proportions accablantes dans l’indifférence totale du monde entier. Il ne s’agit pas seulement d’un conflit violent entre les différentes forces qui briguent le pouvoir. Des millions de civils innocents sont consumés par la famine, les maladies et une ruine telle qu’elle dépasse cette capacité humaine à plonger encore plus profondément dans le puits des ténèbres les plus sombres, sans aucune issue.
Sur vingt-huit millions de Yéménites, sept millions sont touchés par la famine et dix-neuf autres ont désespérément besoin d’aide humanitaire. Les Saoudiens et les Houthis restreignent l’approvisionnement de nourriture et de médicaments destinés aux enfants affamés ; bon nombre d’entre eux sont atteints du choléra et sur le point de rejoindre les milliers d’autres déjà morts de faim et de maladie. Plus de 10 000 civils yéménites ont perdu la vie et près de 40 000 ont été blessées. L’UNICEF a recensé environ 300 000 cas de choléra et une déclaration conjointe de l’UNICEF et de l’Organisation mondiale de la santé indique que l’infection se propage rapidement : en moyenne 5000 nouveaux cas par jour.
L’agence de presse mondiale Associated Press (AP) a recensé au moins 18 centres de détention clandestins dans le sud du Yémen, contrôlés par les Émirats arabes unis ou les forces yéménites. Les actes de torture d’une cruauté inimaginable y sont monnaie courante. Les prisonniers torturés sont réduits à l’état de bêtes prêtes pour l’abattage. Le « gril » est un exemple de ce type de torture extrême : tel un rôti, le prisonnier est attaché sur une broche suspendue au-dessus d’un cercle de flammes.
Une autre méthode de torture consiste à entasser des détenus dans un conteneur et à allumer un feu en dessous pour le remplir de fumée afin d’étouffer lentement les victimes. Les prisonniers ont les yeux bandés et ils sont enchaînés sur place dans des boîtes trop petites pour se mettre debout pendant l’essentiel de leur détention. Ils sont roués de coups à l’aide de câbles en acier, souvent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Comme l’aurait dit Dostoïevski, « On parle souvent de la cruauté bestiale de l’homme, mais c’est on ne peut plus injuste et insultant pour les bêtes : un animal ne peut jamais être aussi cruel que l’homme, si artiste, si raffiné dans sa cruauté. » Les États-Unis sont au courant depuis un certain temps déjà d’allégations de torture, mais ils déclarent que ces violences n’ont pas eu lieu.
En outre, le blocus imposé aux importations de denrées alimentaires, de médicaments et de carburant, dont le Yémen est totalement dépendant, empire la situation d’une manière qui dépasse l’entendement. S’ils ne reçoivent pas une aide humanitaire sur le champ, des millions d’enfants vont mourir de faim, sous les yeux de la communauté internationale consciente de cette situation alarmante.
Le conflit s’est envenimé en mars 2015 lorsque la coalition dirigée par l’Arabie saoudite (le Bahreïn, l’Égypte majoritairement sunnite, la Jordanie, le Koweït, le Maroc, le Soudan, le Qatar et les Émirats arabes unis) a décidé de lancer une opération militaire destinée à rendre le pouvoir au gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi, reconnu par la communauté internationale.
Les Saoudiens ciblent les forces houthistes issues de la minorité zaydite-chiite qui se battent pour le contrôle du territoire. Les Houthis sont restés fidèles à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, renversé en 2011 dans la foulée du printemps arabe et d’un soulèvement populaire. Les Houthis ont subi une discrimination intolérable et aucune solution n’a pu être trouvée à leurs doléances, ni avant ni après l’initiative du Conseil de coopération du Golfe en mars 2013. Ce dernier a permis de lancer une Conférence du dialogue national, mais celle-ci n’est pas parvenue à résoudre le différend relatif au partage du pouvoir.
Les rebelles houthistes se sont associés à Saleh pour étendre leur influence dans le nord du Yémen, débouchant sur une offensive militaire importante contre l’armée et quelques tribus rivales, lors de laquelle ils ont pris le contrôle de Sanaa, la capitale yéménite, en septembre 2014. Les forces saoudiennes ont bombardé les Houthis sans discernement, ciblant les écoles, les hôpitaux, les places de marché, les mariages et même les salons funéraires, afin de maximiser le nombre de victimes, violant les lois de la guerre de façon la plus flagrante, et ce en toute impunité.
Les Saoudiens affirment que l’Iran est à l’origine de la révolte des Houthis. L’Iran et les Houthis adhèrent à une école différente d’islam chiite, mais ils partagent des intérêts géopolitiques. L’Iran défie l’Arabie saoudite pour la dominance régionale, tandis que les Houthis sont les principaux rivaux du président Hadi et du gouvernement soutenu par les États-Unis et l’Arabie saoudite à Sanaa. Si les Saoudiens perdent Sanaa, l’Iran pourra exercer une influence majeure dans la péninsule arabe, en plus des alliances conclues avec l’Irak, la Syrie et le Liban. La coalition dirigée par l’Arabie saoudite est destinée à montrer à l’Iran qu’il ne pourra pas gagner davantage d’influence au Yémen.
Les États-Unis et le Royaume-Uni vendent depuis de nombreuses années des armes offensives à l’Arabie saoudite. Celles-ci sont désormais utilisées pour attaquer les zones occupées par les rebelles houthistes. Les Émirats arabes unis, le Koweït et la Jordanie ont reçu des permis pour vendre et utiliser des hélicoptères militaires fabriqués aux États-Unis au nom de l’Arabie saoudite, envoyant un message clair à cette coalition contre nature : ils peuvent tuer en toute impunité.
Amber Rudd, ministre britannique de l’Intérieur, a déclaré sans vergogne que la [vente d’armes était] « bénéfique pour notre industrie » – mais ce n’est pas une raison valable pour vendre des armes offensives qui tuent des gens sans aucune discrimination. Les États-Unis ont des intérêts nationaux en matière de sécurité et d’économie dans la péninsule arabe : ils cherchent notamment à s’assurer le libre passage au détroit de Bab el-Mandeb, où passent chaque jour 4,7 millions de barils de pétrole ; ils veulent également soutenir un gouvernement à Sanaa qui coopérerait dans les luttes américaines contre le terrorisme. Ceci dit, l’implication directe des États-Unis dans ce conflit les rend complices des violations des lois de la guerre commises par la coalition. Les hauts fonctionnaires américains pourraient être tenus juridiquement responsables.
Hélas, l’administration Trump a renié sa responsabilité morale en n’usant pas de son influence considérable sur l’Arabie saoudite pour que cette dernière ouvre ses ports et fournisse l’aide et la nourriture nécessaires au Yémen afin d’éviter que des millions de personnes ne meurent de faim.
Le conflit va de mal en pis : les efforts de la communauté internationale pour faire pression sur les deux camps sont terriblement inadéquats et l’attention médiatique quasiment absente. La poursuite des combats alimentera davantage la lutte entre l’Arabie saoudite et l’Iran, et contribuera à l’émergence d’autres conflits régionaux. En outre, la perspective de trouver une solution pacifique s’annonce de plus en plus difficile et chargée d’incertitudes, dans la mesure où l’administration Trump estime que la solution réside dans une force militaire accrue. Le président américain justifie son approche belliqueuse en considérant l’Iran comme le coupable qui mène cette guerre par procuration contre les Saoudiens, bénéficiant d’une instabilité continue.
Pour toutes ces raisons, la neutralité de l’UE a permis à cette dernière de maintenir le contact avec toutes les parties au conflit. Elle est également mieux positionnée pour renforcer sa crédibilité et persuader les deux camps de conclure un cessez-le-feu et un accord de paix. Les Houthis veulent négocier avec une personne d’autorité plutôt qu’avec un médiateur, et ils refusent de discuter avec le Représentant spécial de l’ONU Ismail Ould Cheikh Ahmed, qu’ils jugent partial. Ils se méfient également des États-Unis et du Royaume-Uni, puisqu’ils sont les principaux fournisseurs d’armes de l’Arabie saoudite.
La France et la Grande-Bretagne soutiennent la campagne militaire, mais l’UE peut les convaincre d’introduire une résolution du CSNU axée, premièrement, sur l’obtention d’un cessez-le-feu, deuxièmement, sur la résolution de la crise humanitaire, et troisièmement, sur une solution permanente qui tiendrait pleinement compte des intérêts des Houthis. Pour reprendre les termes de Gandhi : « Les trois quarts de la misère et de l’incompréhension dans le monde disparaîtront si nous nous mettons dans les souliers de notre adversaire pour comprendre son point de vue. »
Le conflit au Yémen ne peut se résoudre qu’au travers d’une solution politique, car aucune solution obtenue par la force ne peut survivre. L’administration Trump doit tirer des leçons des conflits violents et insolubles en Irak et en Syrie, qui n’ont pas pu être résolus par des moyens militaires. Pour régler ce conflit au Yémen, les États-Unis doivent unir leurs efforts avec ceux de l’UE pour atteindre un accord de paix et mettre un terme à cette tragédie inadmissible que vivent des millions d’innocents.
Il suffit de regarder dans les yeux d’un enfant malade, affamé et déshydraté, dont le cœur est sur le point de s’arrêter. Multiplions cette image par des dizaines de milliers et demandons-nous pourquoi nous avons échoué ? Nous avons échoué parce que cela fait bien longtemps que nous avons perdu notre boussole morale et nos idéaux humanistes.