Le moment est venu de dompter Erdogan
Depuis qu’il est arrivé au pouvoir il y a près de 20 ans, Recep Tayyip Erdogan n’a de cesse de commettre des violations de droits humains dans son propre pays, la Turquie, et de déstabiliser et d’exploiter autrui pour faire la promotion de son programme nationaliste à l’étranger. Les puissances occidentales, notamment ses alliés à l’OTAN, font fi de ses transgressions, qu’elles considèrent comme le prix à payer pour conserver ce qu’elles estiment être un allié indispensable.
De tout temps, les démocraties occidentales ont toujours porté haut leurs valeurs morales, livré des guerres, consenti des sacrifices douloureux et coûteux pour préserver les droits humains et les libertés fondamentales, l’État de droit et le respect des normes de conduite internationales. Certes, la realpolitik régit les relations entre pays indépendants et des compromis sont souvent trouvés pour obtenir des résultats mutuellement avantageux mais, dans leurs relations avec le président turc, l’UE et les États-Unis ont renoncé à leurs valeurs en permettant à Erdogan d’agir librement et en toute impunité.
Le président turc enfreint tous les articles des droits humains dans son propre pays et déstabilise d’autres nations en exploitant leurs faiblesses et leurs ressources dans le but de faire la promotion de ses idées nationalistes. Hélas, les puissances occidentales se sont elles-mêmes convaincues que la Turquie demeurait un « allié » indispensable et que les transgressions et la déchéance morale d’Erdogan étaient le prix à payer pour garder la Turquie parmi leurs alliés. Elles s’accrochent à l’illusion que, dans l’ère post-Erdogan, la Turquie sera un acteur constructif et une puissance particulièrement importante sur le plan géostratégique, ce qui compense le comportement scandaleux d’Erdogan qui ne durera qu’un temps.
Pour saisir la gravité des transgressions d’Erdogan à l’étranger et de ses atteintes à la moralité, même une brève description suffirait à exposer l’ampleur de sa culpabilité, d’où cette question déroutante : pourquoi les puissances occidentales continuent-elles de donner satisfaction à ce dictateur impitoyable et impénitent – ce despote qui a fait savoir très clairement, comme me l’a répété maintes fois l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu, que d’ici 2023, l’année du centenaire de la République, la Turquie déploierait sa puissance et exercerait l’influence dont jouissait autrefois l’Empire ottoman à son apogée, ce qui constitue le plus sûr moyen de faire régner l’instabilité et la violence. Les incursions nationales et internationales d’Erdogan offrent une vue panoramique de ses objectifs redoutables.
Les transgressions d’Erdogan
Erdogan continue de commettre de graves violations des droits humains en Turquie en utilisant la tentative de coup d’État en 2016 comme prétexte pour réduire les médias au silence. Il a emprisonné plus de 150 journalistes, incarcéré environ 80 000 personnes qu’il accuse d’appartenir au mouvement Gülen, exclu 150 000 militaires et fonctionnaires, et entrepris un nettoyage ethnique systématique de plusieurs minorités en Turquie et dans le nord de la Syrie.
Il persécute de façon systématique la communauté kurde de Turquie, poursuit une guerre qui dure depuis 50 ans contre le PKK, qu’il considère comme une organisation terroriste, et refuse de reprendre les négociations avec les Kurdes et de mettre fin au carnage qui a coûté la vie à environ 40 000 personnes dans les deux camps.
Erdogan a envahi la Syrie pour empêcher la communauté kurde syrienne de créer un régime autonome et pour permettre à la Turquie de s’implanter de manière permanente dans ce pays, ce qui ne fera que prolonger le conflit et déstabiliser encore la région.
Il a acheté le système russe de défense aérienne S-400. L’OTAN craint que ce système, une fois opérationnel, compromette sérieusement le partage des renseignements et la technologie de l’alliance. Ce système est par ailleurs totalement incompatible avec ceux de l’OTAN.
Erdogan a investi massivement dans la promotion de son programme islamique en soutenant plusieurs groupes extrémistes islamistes anti-occidentaux, comme les Frères musulmans, le Hamas et même l’État islamique. Il se sert de l’islam comme d’un outil politique en érigeant des mosquées et d’autres institutions théologiques islamiques et envoie ses imams enseigner et prêcher son nationalisme religieux dans de nombreux pays du Moyen-Orient et des Balkans.
Le président turc n’a pas respecté les sanctions imposées par les États-Unis à l’encontre de l’Iran en blanchissant jusqu’à 20 milliards de dollars dans le cadre d’un programme d’échange de pétrole contre de l’argent entre 2012 et 2018, et il continue de coopérer et de commercer avec Téhéran au mépris des intérêts occidentaux.
Erdogan a conclu un accord avec Vladimir Poutine fin 2019 pour organiser des patrouilles dans le nord de la Syrie, et travaille en étroite collaboration avec Moscou et Téhéran en vue de délimiter leurs sphères d’influence respectives dans ce pays. La Syrie est ainsi devenue un État divisé sous le contrôle de la Turquie, de la Russie et de l’Iran, qui ont réduit considérablement ce qu’il restait de l’influence occidentale.
Erdogan a envoyé des troupes soutenir le gouvernement d’union nationale de la Libye pour s’y implanter solidement ; il exploite les ressources en pétrole et en gaz de ce pays et menace la libre circulation de l’énergie en provenance de la Méditerranée orientale.
Erdogan a enfreint un embargo de l’ONU sur les armes en s’opposant aux plans de paix de l’OTAN en Libye, notamment en commettant un acte extrêmement agressif contre un navire de guerre français chargé de faire appliquer l’embargo.
Il a refusé de soutenir un plan de défense de l’OTAN pour la Pologne et les pays baltes et use fréquemment d’intimidation contre la Grèce, qui est aussi membre de l’OTAN, en permettant à ses avions militaires de violer l’espace aérien grec.
Erdogan a procédé à des forages illégaux dans les eaux chypriotes à la recherche de gaz et entrepris des plans pour étendre le forage au large des côtes de la Crête. Il est en désaccord avec la Grèce, Chypre, l’Égypte et Israël sur la propriété de ressources naturelles et menace de recourir à la force pour obtenir « sa part », ce qui pourrait dégénérer en un conflit violent.
Dernier point, mais non des moindres, Erdogan perpétue un conflit intense avec Chypre en exigeant que sa marionnette – la République turque de Chypre du Nord – jouisse d’un pouvoir politique égal à celui de la République de Chypre, dont la population et le territoire sont pourtant quatre fois plus importants et qui est membre de l’Union européenne.
Malgré ses menaces, il a encore le culot d’exiger que la Turquie obtienne « un soutien complet de [ses] alliés dans la lutte [en Syrie] que la Turquie mène seule… L’OTAN se trouve dans une période critique pendant laquelle elle doit clairement montrer son soutien [militaire] ». Demander à l’OTAN de soutenir sa guerre irresponsable sur un territoire étranger est le summum de l’impudence.
Les excuses de l’Occident
Toutes les initiatives évoquées ci-dessus auraient dû convaincre les puissances occidentales que leurs avertissements occasionnels n’ont aucun effet sur un tyran qui sait d’expérience que les États occidentaux ne prendront tout simplement pas de mesures punitives significatives contre la Turquie puisqu’ils lui font valoir des arguments pour justifier son comportement indiscipliné.
Les États occidentaux mentionnent le fait que la Turquie est la deuxième puissance militaire de l’OTAN, alors qu’Erdogan se sert de son armée pour s’implanter en Syrie, en Libye, en Somalie, au Qatar ou encore au Soudan.
Les puissances occidentales estiment que la Turquie est essentielle à l’alliance en raison de la position stratégique qu’elle occupe entre l’Europe et l’Asie, mais qu’Erdogan ne fait qu’exploiter à son propre avantage.
Selon elles, le président turc joue un rôle majeur dans le contrôle des migrations vers l’Europe, alors même qu’il se sert des migrants pour faire chanter l’UE afin que celle-ci fournisse une aide financière supplémentaire à la Turquie pour s’occuper des réfugiés syriens.
Les démocraties occidentales apprécient l’importance stratégique de la Turquie qui héberge des ogives nucléaires américaines sur la base aérienne d’Incirlik. Et pourtant, Erdogan menace sans arrêt d’exiger leur retrait en cas de sanctions imposées à la Turquie.
Elles affirment que l’OTAN doit garder la Turquie dans son camp pour lutter contre les attaques de militants en Europe, alors qu’Erdogan est l’islamiste en chef et que de nombreux militants islamiques attendent souvent son assentiment.
Elles considèrent la position stratégique de la Turquie à l’est comme un bouclier contre la menace de missiles balistiques de l’Iran à la Corée du Nord, mais elles ignorent les liens étroits et l’amitié profonde qui unissent Erdogan à l’Iran.
Et enfin, l’OTAN s’est elle-même persuadée que, comme aucun mécanisme ne permet l’expulsion, la suspension ou la sanction d’un membre de l’OTAN, elle ne peut pas faire grand chose d’autre que de garder la Turquie dans ses rangs. Le fait qu’Erdogan s’acoquine avec Poutine, qui est le principal adversaire de l’Occident, déterminé à affaiblir l’OTAN et les États-Unis, et qui se sert d’Erdogan pour faire ses quatre volontés, semble peu importer. Les puissances occidentales pensent qu’en fin de compte, la Turquie choisira toujours l’alliance occidentale, plutôt que la Russie.
Les responsabilités de l’OTAN
Bien qu’Erdogan soit apparemment l’allié de l’Occident, son indépendance prononcée et ses missions en sol étranger en font un handicap sérieux. « On a déjà connu des passes compliquées dans l’alliance, il y a des moyens de les surmonter, mais on ne peut pas faire la politique de l’autruche et faire comme s’il n’y avait aucun problème turc actuellement à l’OTAN », a récemment expliqué un responsable du ministère français des Armées. « Il faut le voir, le dire et s’en occuper. »
En effet, il doit y avoir des limites aux concessions que fait l’Occident, même si celles-ci sont avantageuses. Contrairement à Trump, parfait assistant des dérives criminelles d’Erdogan, les États membres de l’OTAN doivent avertir Erdogan que leur patience a atteint ses limites.
Les États membres de l’OTAN doivent indiquer très clairement qu’il ne sera plus autorisé ni à compromettre leur sécurité, ni à porter atteinte à leurs intérêts stratégiques dans la région de la Méditerranée orientale, ni à menacer des alliés comme Chypre ou la Grèce. Ils doivent, par ailleurs, l’avertir qu’il subira de lourdes conséquences s’il continue de commettre de graves violations des droits humains, de mépriser la souveraineté et l’indépendance d’autres pays et de bafouer des conventions et des accords internationaux. Enfin, Erdogan doit accorder aux groupes ethniques, et en particulier à la communauté kurde de Turquie, le droit de vivre pleinement et de pratiquer leurs traditions et leur culture sans crainte.
L’absence de précédent pour l’expulsion d’un membre de l’OTAN ne signifie pas qu’il ne peut y avoir une première. Le préambule de la charte de l’OTAN précise que « [les États membres sont] déterminés à sauvegarder la liberté de leurs peuples, leur héritage commun et leur civilisation, fondés sur les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit ». Erdogan enfreint de manière flagrante et constante l’esprit et la lettre de cette charte. L’OTAN doit commencer à se distancer de la Turquie en mettant fin au partage de données sensibles et de technologies et en imposant des sanctions sélectives en guise d’avertissements.
Erdogan doit être persuadé que l’UE prendra toutes les mesures nécessaires pour préserver ses valeurs et que le temps du chantage est révolu. La Russie n’a guère à offrir à Erdogan par rapport à tout ce que l’UE peut lui fournir. Il doit savoir qu’il sera complètement éclipsé de l’orbite européenne si la Turquie continue d’être une puissance déstabilisatrice et de défier les idéaux et les intérêts géostratégiques de l’Occident.
Une chose est sûre, la Turquie n’est pas une puissance indispensable. Recep Tayyip Erdogan doit être dompté et se départir de l’idée selon laquelle l’Occident a plus besoin de lui que lui de l’Occident. Dans le cas contraire, l’incapacité des puissances occidentales à protéger les droits humains, leurs valeurs démocratiques et leur engagement vis-à-vis de l’alliance risque d’éroder dangereusement les fondements de leurs démocraties et d’entraîner une instabilité et une violence croissantes, qui viendront rapidement frapper à leur porte.