Ne restons pas insensibles au génocide des yézidis
Il y a quelques semaines, j’ai eu l’occasion de rencontrer six membres de la communauté yézidie. Parmi eux figuraient des journalistes et des militants. Je dois admettre que, même si j’étais au courant de leur situation et même si j’ai été très ébranlé en apprenant l’horrible attaque commise par l’État islamique sur la communauté yézidie à Sinjar en Iraq, les écouter raconter leur version de ce qui s’est véritablement passé m’a laissé dans un état d’abasourdissement total, au-delà de toute description.
Ce qui est tout aussi choquant et profondément troublant, c’est le fait que la communauté internationale reste relativement insensible face à ce génocide perpétré par l’État islamique dès le mois d’août 2014 contre cette communauté particulièrement paisible et bienveillante. Plus de cinq années sont passées, mais les yézidis endurent encore aujourd’hui les horreurs de ces événements tragiques, qui continueront de les hanter tant que le gouvernement iraquien et la communauté internationale n’auront pas établi de plans spécifiques pour mettre un terme à leur calvaire de manière satisfaisante sur le plan humain.
Pour mettre la situation des yézidis en contexte, il convient de donner un aperçu de leur histoire. Le nom « yézidi » vient du moyen-perse yazad, qui veut tout simplement dire « être divin ». Le yézidisme a beaucoup en commun avec le christianisme et l’islam. Les fidèles de cette religion croient en un dieu connu sous le nom de Xwedê. Celui-ci est extérieur à ce qui se passe dans le monde et les yézidis ne le prient pas directement. Ils ont une langue et une culture qui leur sont propres et leur religion, vieille de plusieurs centaines d’années, fait partie des plus anciennes croyances abrahamiques monothéistes.
Malgré plusieurs siècles de persécution, les yézidis n’ont jamais renié leur foi, ce qui témoigne de leur sentiment d’identité remarquable et de leur incroyable force de caractère. Ils ne sont guère connus dans le monde ; leurs ressources sont limitées et leur influence politique est insignifiante.
Lors de l’attaque de Sinjar commise par l’État islamique en 2014, les yézidis ont fait l’objet d’une série de massacres et de transferts forcés. Selon les estimations, entre 5 000 et 10 000 hommes et garçons ont été exécutés au lendemain de l’attaque, ce qui équivaut à un génocide. Près de 7 000 femmes et enfants ont été enlevés et vendus comme esclaves, soumis à la torture et à des violences sexuelles. Des centaines de milliers d’autres ont fui. Plus de 70 fosses communes ont été découvertes dans la région. En outre, l’État islamique a anéanti les ressources agricoles de nombreuses communautés rurales, détruisant des puits, des vergers et d’autres infrastructures afin d’empêcher les yézidis de rentrer chez eux.
Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est qu’il reste des cellules dormantes de l’État islamique et qu’elles seront prêtes à frapper de nouveau, surtout maintenant, après l’invasion par les Turcs du territoire kurde en Syrie, qui a permis la libération et/ou l’évasion de milliers de prisonniers de l’État islamique. L’objectif de l’État islamique dans la région a toujours été – et est encore aujourd’hui – l’extermination des yézidis, parmi d’autres groupes religieux et ethniques.
Le groupe le plus touché par les atrocités inimaginables commises par l’État islamique concerne les jeunes garçons et filles yézidis. Ceux-ci souffrent de traumatismes psychologiques qui ne sont pas traités et qui sont aggravés par un désespoir et une détresse à n’en plus finir. On estime à plus de 300 000 le nombre de yézidis vivant encore dans des camps d’urgence dans des conditions épouvantables qui sont aussi médiocres qu’elles l’étaient pendant leurs premières semaines d’exil.
Il est particulièrement douloureux de voir que des centaines de femmes yézidies libérées doivent aujourd’hui faire face à l’opprobre attaché à la naissance d’enfants engendrés par des combattants de l’État islamique à la suite de viols en captivité. Ces femmes sont souvent bannies de leur communauté d’origine, et leurs enfants nés de pères non yézidis risquent de grandir sans aucun sentiment d’appartenance, n’ayant pas leur place parmi eux. Ils seront de plus en plus vulnérables et constitueront une proie facile aux yeux des recruteurs de groupes extrémistes.
À Sinjar, les actes de violence sporadiques perdurent, les travaux de reconstruction ont considérablement ralenti et l’eau potable dans les écoles et les hôpitaux constitue une denrée rare. L’un des problèmes majeurs est la présence de Hachd al-Chaabi (unités de mobilisation populaires), des milices paramilitaires approuvées par le gouvernement iraquien et soutenues par l’Iran. Ces forces sont en majorité chiites ; elles sont aussi dangereuses que l’État islamique et les yézidis de la région tremblent de peur à l’idée que, si ces unités de mobilisation populaires finissent par s’emparer de la totalité du territoire, leur situation empire et que, au bout du compte, ils connaissent un sort pire encore. Maria Fantappie, conseillère principale du centre de réflexion International Crisis Group, a tenu ces propos : « bien qu’elle ait été libérée de la présence de l’État islamique […] cette région demeure de facto un district occupé où l’Iraq et des puissances étrangères se font concurrence en cooptant des yézidis en groupes armés rivaux. »
Quels que soient les appels à l’aide et la souffrance incessante des yézidis, la communauté internationale ne fournit pas l’aide financière nécessaire à la reconstruction de leurs maisons et villages. Ils tentent désespérément de porter leur cause à l’attention de tous ceux à qui ils peuvent s’adresser, notamment des journalistes de passage qui peuvent diffuser des informations sur leur situation invivable.
Pour certains, les yézidis feraient mieux de s’expatrier vers d’autres pays, parce que l’Iraq n’est pas un pays sûr et que la majeure partie de leur territoire est occupé par différentes milices. De toute évidence, ce n’est pas cela qui résoudra le problème. La plupart des yézidis veulent retourner chez eux, là où ils vivent et meurent depuis des millénaires.
La lauréate du prix Nobel de la paix 2018 Nadia Murad, dont les efforts visant à mettre fin aux violences sexuelles ont été reconnus, a déclaré : « Nous avons souffert, mais nous n’avons pas baissé les bras. Nous n’avons reçu aucune aide ni aucun secours lorsque l’État islamique nous a attaqués, mais j’espère que cette reconnaissance signifie que la communauté internationale nous aidera à nous relever de ce génocide et empêchera que de nouvelles attaques de ce genre soient commises contre d’autres communautés telles que la nôtre. »
Un certain nombre de mesures doivent être prises immédiatement pour empêcher d’autres déplacements et privations que les yézidis endurent si douloureusement. La campagne médiatique lancée à l’occasion du cinquième anniversaire du génocide – #DoNotForgetUs (ne nous oubliez pas) – et ayant pour but d’attirer l’attention de la communauté internationale n’a donné que des résultats limités jusqu’à présent. Cette campagne doit toutefois se poursuivre et bénéficier du soutien de l’UE et des États-Unis.
Les puissances occidentales et le gouvernement iraquien devraient, dans un premier temps, fournir un montant relativement modeste de 250 millions de dollars, qui pourrait grandement contribuer à amorcer le processus de réhabilitation. Les États-Unis devraient assumer une plus grande responsabilité quant au calvaire des yézidis, car l’avènement de l’État islamique est un dérivé atroce de la guerre désastreuse en Iraq.
Avec l’appui des pays européens, les États-Unis devraient inciter les Nations Unies à mieux surveiller les signes avant-coureurs d’atrocités imminentes, et conserver les preuves du génocide des yézidis, car celles-ci seront d’une importance capitale dans la poursuite des combattants de l’État islamique pour leurs crimes innommables. En outre, les fosses communes devraient être exhumées par une opération spéciale des Nations Unies afin d’identifier des victimes et inciter à la création d’un tribunal international chargé de traduire en justice les nombreux commandants de haut rang de l’État islamique et de les accuser de crimes contre l’humanité.
Tant que l’État islamique et d’autres milices continueront de sévir dans la région, le gouvernement iraquien devrait financer le recrutement d’individus parmi les populations locales afin de constituer une force de sécurité régionale. Cette force locale aura un intérêt particulier dans la protection de ces régions. Elle devrait être renforcée par une force militaire américaine et européenne relativement restreinte basée à Sinjar pour protéger les yézidis et permettre aux exilés de cette communauté de rentrer chez eux. Il incombe également tout particulièrement au gouvernement iraquien de rétablir un semblant de normalité en affectant des fonds nécessaires à la reconstruction des écoles, des hôpitaux et des infrastructures, ainsi que des services de retour à Sinjar.
Après avoir enduré des atrocités d’une telle ampleur et reçu si peu d’aide de l’extérieur pour venir à leur secours, les yézidis ont de bonnes raisons de ne plus faire confiance à personne. Ils se sont sentis trahis et abandonnés à la merci de l’État islamique. Il est donc essentiel d’entamer un processus de réconciliation dans le but de susciter la confiance, ce qui peut se réaliser progressivement si les mesures évoquées ci-dessus sont mises en œuvre en toute bonne foi.
Nous ne pouvons rester insensibles face à ce génocide, car cela continuera de nous hanter avec plus de force. Les yézidis ont payé le prix ultime et aucun autre groupe ethnique ne devrait subir le même sort, quel qu’en soit le coupable, en toute impunité et ne susciter que l’indifférence de la communauté internationale.