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juillet 8, 2019

La corruption dévorante de l’Albanie met son adhésion à l’UE en péril

Alon Ben-Meir et Arbana Xharra

Alors que l’Albanie devait accomplir des progrès notables dans ses négociations d’adhésion avec l’Union européenne (UE), certains États membres refusent maintenant de soutenir les pourparlers avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. La France a notamment fait valoir que l’UE devait renforcer l’intégration de ses membres actuels et réformer ses processus décisionnels incommodes avant de songer à accueillir de nouveaux pays parmi ses membres. En outre, la corruption politique, le crime organisé et l’inégalité, sans oublier les tensions nationales causées par les grands partis politiques d’Albanie, ont conforté l’UE dans sa décision de reporter les négociations d’adhésion en octobre.

Cela dit, en prenant ses distances avec les pays des Balkans, l’UE donne encore plus de liberté à la Russie et à la Turquie qui travaillent d’arrache-pied pour renforcer leurs liens avec cette région et s’y imposer. Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine espèrent tous deux empêcher l’intégration des Balkans dans l’UE en manipulant les élites politiques majoritairement corrompues de ces pays.

En mai, la Commission européenne a recommandé que les pourparlers d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord commencent le plus tôt possible, déclarant que ces deux pays avaient « mené à bien leurs réformes ». Mais au terme d’une réunion organisée à Luxembourg à la mi-juin, une minorité d’États membres de l’UE a refusé de soutenir la proposition de la Commission d’ouvrir les négociations d’adhésion.

L’Albanie, qui est membre de l’OTAN et classée par Transparency International comme l’un des pays les plus corrompus d’Europe, n’a que légèrement progressé dans la lutte contre la corruption, y compris le blanchiment d’argent et les pots-de-vin, malgré le licenciement de plusieurs juges et procureurs malhonnêtes. Les ministres européens s’étaient réunis à Luxembourg l’année dernière et avaient convenu d’entamer les négociations, mais en juin, cette décision s’est vu reporter de manière inattendue.

Des dizaines de milliers de manifestants, menés par des dirigeants de l’opposition en Albanie, ont protesté contre le Premier ministre Edi Rama, en jetant des cocktails Molotov à l’entrée de son bureau et en réclamant sa démission pour fraude électorale et corruption présumées. Même si ces manifestants sont partisans de l’adhésion à l’UE, de nombreux pays membres de l’UE considèrent ces tensions politiques comme un signe que l’Albanie n’est pas encore prête à rejoindre leurs rangs.

Bernd Borchardt, ambassadeur de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en Albanie, a condamné ces manifestations : « […] nous condamnons totalement celles et ceux qui tentent de recourir à la violence comme un raccourci politique ; ils échoueront ». Les manifestants ont harcelé ce dernier en organisant des manifestations devant sa résidence et en écrivant « Honte à vous, Borchardt » sur la façade de son immeuble.

Les dirigeants des principaux partis politiques s’accusent mutuellement de corruption, tout en cherchant à s’emparer du pouvoir pour gouverner ce pays confronté à de graves problèmes. Le Washington Post a récemment révélé que le leader de l’opposition et instigateur des manifestations, Lulzim Basha ainsi que deux autres représentants de parti étaient accusés d’avoir dépensé illégalement environ 650 000 $, des dépenses liées à la Russie par l’intermédiaire d’un lobbyiste et d’une société étrangère.

La corruption en Albanie n’a rien de nouveau. Il y a huit ans, l’actuel président Ilir Meta est apparu dans une vidéo transmise aux médias, dans laquelle on le voit discuter avec l’ancien ministre Dritan Prifti au sujet du pot-de-vin d’un homme d’affaires, d’un montant de 700 000 €. Des experts britanniques et américains ont procédé à l’examen de cette vidéo et indiqué que l’enregistrement était authentique, mais le tribunal a ensuite jugé que l’examen des experts était irrecevable.

Selon le ministre albanais des Affaires étrangères, Gent Cakaj, si les perspectives d’ouverture des négociations d’adhésion sont susceptibles d’être affectées par le comportement de l’opposition, cela ne peut ni ne doit être considéré comme un obstacle majeur. « […] il est clair que le comportement de l’opposition nuit à la dynamique des réformes (en particulier en ce qui concerne la réforme judiciaire et électorale) en Albanie, comme la Commission l’indique elle-même dans son rapport ; et que cela porte atteinte à la réputation de notre pays […] Il est évident que l’Albanie doit être évaluée sur la base de ses progrès manifestes et non sur les jeux de pouvoir de l’opposition. »

En s’adressant à Ilir Meta, élu président en 2017 avec son soutien, Edi Rama a déclaré : « ceux qui essaient d’enrayer le processus ont tort. Ils jouent avec le feu et se brûlent devant la loi. »

Même si ces manifestations et ces allégations de corruption n’ont pas directement influencé la décision de l’UE, elles entachent l’image du pays dans l’attente d’une décision de l’Union européenne. Les tensions politiques en Albanie alimentent les arguments de ces pays de l’UE qui s’opposent à l’adhésion de ce pays. Entre-temps, les États-Unis et l’UE ont mis l’opposition en garde contre l’incitation à la violence.

Le journaliste albanais Enton Abilekaj explique que la communauté internationale soutient le gouvernement et que c’est la raison pour laquelle les manifestants réagissent. « Les positions [de la communauté internationale] contre les actes extrêmes de l’opposition et en faveur de l’élection partielle le 30 juin divisent l’opinion publique dans un autre débat sur le rôle des pays occidentaux en Albanie ». Et d’ajouter : « le fait d’attendre aussi longtemps une intégration à l’UE découle de l’incapacité du gouvernement albanais à lutter contre le crime organisé et la corruption ».

L’UE a exigé de l’Albanie qu’elle réalise des progrès en matière de réformes judiciaires et de lutte contre la corruption. D’après Epidamn Zeqo, les raisons pour lesquelles les critères d’adhésion ont été fixés par l’UE en premier lieu sont directement liées aux problèmes de l’Albanie dans la lutte contre la corruption et le crime organisé. L’intégration peut être retardée si les tensions politiques persistent. Les dirigeants albanais ont la responsabilité de convaincre l’UE qu’ils sont prêts à entamer les négociations et de ne pas rater cette occasion historique.

L’UE n’ignore pas qu’Erdogan et Poutine ont pour ambition de consolider leur emprise dans les pays des Balkans, en confrontant directement les intérêts stratégiques et les valeurs de l’Occident, mais le fait de remettre cette décision à plus tard met ces pays en péril. En effet, cela ne fait que servir les intérêts de ses deux rivaux – la Russie et la Turquie – dans les Balkans occidentaux.

La Russie et la Turquie ciblent les Balkans (qu’ils considèrent comme une proie facile) depuis plusieurs années, dans le but de les attirer dans leurs sphères d’influence. Ils imposent leurs sombres motivations politiques en investissant dans d’importants projets nationaux stratégiquement calculés pour avoir le plus grand impact économique et politique sur le marché financier et se servant de politiciens soumis pour faire leurs quatre volontés.

Si Poutine ne cache pas son animosité à l’égard de l’alliance occidentale en s’efforçant de nuire à ses intérêts partout où il le peut, Erdogan, lui, veut gagner sur tous les tableaux. Celui-ci veut préserver l’adhésion de la Turquie à l’OTAN et souhaite encore vraisemblablement que la Turquie rejoigne l’UE. Il semble pourtant vouloir nuire aux intérêts stratégiques de l’UE et de l’OTAN dans les Balkans en se rapprochant de Poutine, tout en renforçant la position de la Turquie en Serbie, uniquement pour servir les intérêts de son pays.

La France et les Pays-Bas ont raison de proposer que l’UE renforce d’abord l’intégration de ses membres existants, réforme ses processus décisionnels laborieux et fasse en sorte que les candidats comme l’Albanie résolvent leurs problèmes de corruption endémique avant de les accepter en son sein. Il serait toutefois plus prudent d’entamer les pourparlers d’adhésion, en insistant, comme condition préalable à la poursuite des négociations, pour que le gouvernement albanais remette sérieusement les choses en ordre au cours du processus.

Le gouvernement albanais doit comprendre qu’il peut entretenir des relations normales avec la Russie et la Turquie, mais qu’il doit les empêcher de dominer le discours politique et le secteur financier du pays. L’avenir de la prospérité et de la sécurité de l’Albanie dépend de son adhésion à l’UE. Pour y parvenir, elle doit prendre toutes les mesures sociales et politiques nécessaires en vue d’accélérer le processus d’intégration, ce qui revêt une importance stratégique majeure pour l’UE également.

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