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février 2, 2017

La soif de pouvoir du Président Erdogan réduit en poussière la démocratie Turque

Le présent article est le premier d’une série de textes fondés en partie sur des témoignages concernant la détérioration rapide des conditions sociopolitiques en Turquie et sur ce que l’avenir réserve à ce pays.

Ces derniers mois, j’ai interrogé des centaines de citoyens turcs qui, craignant pour leur vie, ont fui la Turquie à l’issue de l’échec du coup d’État militaire. La plupart, terrifiés par la tournure que pourraient prendre les événements, ont laissé leur famille derrière eux. La Turquie pourrait occuper une place importante sur la scène mondiale, mais ces perspectives prometteuses sont gâchées par la soif insatiable de pouvoir du président Erdogan. Ce dernier a enfilé son gant de fer pour prendre toutes les mesures nécessaires, même corrompues, dans le but de manipuler les règles et de saper les fondements mêmes de la démocratie en Turquie, à savoir la liberté et les droits de l’Homme.

La décision de Recep Tayyip Erdogan, il y a quelques années, d’entreprendre des démarches musclées afin d’anéantir systématiquement les énormes progrès judiciaires, politiques et sociaux qu’il avait lui-même réussi à accomplir, demeure pour moi un mystère. S’il avait préservé ces réformes et protégé les droits de l’Homme, il aurait enfin réalisé son rêve : atteindre la stature de Mustafa Kemal Atatürk, vénéré fondateur de la République turque.

Erdogan a d’abord exercé les fonctions de Premier ministre avant de devenir président, un poste qu’il occupe depuis maintenant 15 ans. Son désir de pouvoir absolu semble toutefois n’avoir aucune limite, l’incitant à prendre des mesures systématiques et extraordinaires afin de neutraliser toute source antagoniste, y compris le système judiciaire, les médias, les partis d’opposition, l’armée et le milieu universitaire. Le président turc se livre à des manœuvres d’intimidation pour faire taire ses détracteurs, offre une assistance économique ainsi que d’autres incitations à ses partisans, s’assurant ainsi de leur soutien, et monte ses opposants politiques les uns contre les autres, tirant parti de tous les avantages possibles. Dernièrement, Erdogan a fait pression sur le parlement pour qu’il modifie la constitution dans le but de codifier ses pouvoirs dictatoriaux, ce qui lui permettra de siéger au poste de président pendant deux nouveaux mandats jusqu’en 2029.

À la suite du coup d’État avorté en juin 2016, 3228 procureurs de la juridiction civile et administrative (dont 518 juges) ont été transférés, mutés ou rétrogradés. En outre, 88 000 policiers, journalistes, enseignants et autres fonctionnaires ont été mis en détention, parmi lesquels 43 000 ont été arrêtés. En juillet 2016, le parlement a approuvé un projet de loi permettant à Erdogan de nommer lui-même un quart des juges au Conseil d’État. Toute autre nouvelle nomination des juges sera effectuée par le Haut Conseil des juges et des procureurs (HSYK), qui relève de la compétence du ministère de la Justice et, par extension, du contrôle du président.

De nombreux avocats ont été accusés d’appartenir au mouvement Gülen, ennemi juré d’Erdogan, par association directe ou par la présence de liens des plus ténus. Un avocat qui exerçait depuis 18 ans à Kayseri s’est vu contraint de fuir la Turquie, car ses associés et lui-même représentaient des écoles liées au mouvement Gülen. Ces liens les ont rendus suspects aux yeux des autorités, et ce malgré le fait que les avocats eux-mêmes n’étaient affiliés d’aucune façon à Gülen. Des centaines d’avocats se sont vu arrêter et qualifier de gulénistes, simplement parce qu’ils avaient installé sur leur téléphone WhatsApp, une application de messagerie chiffrée très répandue.

Pour Erdogan, cette tentative de coup d’État était un « cadeau de Dieu » qui lui a permis d’éliminer tout individu ou organisation perçus comme son ennemi, en particulier lorsque sa popularité était sur le déclin.

Les milliers de fonctionnaires qui ont été démis de leurs fonctions de façon arbitraire n’ont toujours pas été remplacés, conduisant ainsi à des obstructions dans le processus judiciaire. De plus, les avocats appréhendés n’ont pas la possibilité de bénéficier d’une représentation juridique, car tout avocat qui s’y risquerait serait alors accusé d’association avec le mouvement Gülen, et donc d’opposition à l’État lui-même.

Au vu de l’historique des coups d’État militaires, le président Erdogan a décidé d’émasculer l’armée en révoquant près de 3000 officiers et en promulguant un décret autorisant le gouvernement à donner des ordres directs aux responsables des différentes sections militaires sans devoir passer par le chef d’état-major. En août 2016, il a par ailleurs désigné le Vice-Premier ministre, ainsi que les ministres de la Justice et des Affaires étrangères, pour participer au Conseil militaire suprême (YAŞ – Yüksek Askeri Şura), qui décide de l’octroi des promotions des généraux et d’autres questions relatives à l’armée turque.

Immédiatement après le coup d’État militaire, Erdogan a déclaré l’état d’urgence qui permet au gouvernement de gouverner par décret et de licencier des fonctionnaires à volonté. Les fonctionnaires chargés de la sécurité, les personnes soupçonnées de terrorisme et les « ennemis présumés de l’État » peuvent être gardés en détention jusqu’à 30 jours sans inculpation, et l’État n’est nullement obligé de les traduire en justice. Il y a également des allégations de torture et de mauvais traitements des prisonniers. En janvier 2017, l’état d’urgence a été prolongé de trois mois.

Toujours pour mieux museler ses opposants politiques, Erdogan a fait pression sur le parlement turc en mai 2016 pour qu’il approuve un projet de loi levant l’immunité parlementaire des députés, qui les mettait à l’abri de poursuites judiciaires. Ce projet de loi a été largement perçu comme une attaque lancée contre les députés en faveur de la minorité kurde, que le gouvernement pourrait relier à des « actes terroristes » et poursuivre en justice.

En vue de renforcer les pouvoirs absolus du président, Erdogan (avec le soutien de son parti AKP) a entrepris les démarches nécessaires visant à modifier le rôle essentiellement protocolaire du président et à faire de cette fonction l’unique chef d’État, en profitant au passage pour supprimer le poste de Premier ministre. La nouvelle constitution donnera également au président le pouvoir de promulguer des lois par décret, de nommer des juges et des ministres, de créer au moins un poste de vice-président et de faire passer de 550 à 600 le nombre de députés. Elle abaisse par ailleurs l’âge minimum requis de 25 à 18 ans pour devenir législateur, ce qui lui permettra d’obtenir l’appui politique de la nouvelle génération.

Ces démarches sont critiquées par le professeur de droit constitutionnel Ergun Özbudun, à qui Erdogan avait demandé en 2007 d’élaborer une constitution : « Un régime présidentiel démocratique comprend des mécanismes de poids et de contrepoids. Le régime proposé par Erdogan est la dictature d’un seul homme ».

Plus important encore, en tant que musulman pratiquant, Erdogan se sert de l’islam comme d’un outil afin de promouvoir davantage son ambition politique sans devoir ne présenter aucune preuve de l’exactitude de son programme politique. Lorsqu’il est devenu maire d’Istanbul en 1994, Erdogan s’est porté candidat du parti politique islamiste « Parti du bien-être ». Il a été emprisonné pendant 4 mois en 1999 pour incitation à la haine religieuse après avoir récité en public un poème nationaliste contenant les vers suivants : « Les mosquées sont nos casernes, les coupoles nos casques, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats ».

Le nombre de mosquées est passé de 60 000 en 1987 à plus de 85 000 en 2015. Ces dernières années, toute une série d’initiatives gouvernementales a permis d’intégrer l’islam plus profondément dans le système d’éducation laïque de la Turquie. Tel est par exemple le cas de ce projet visant à construire des mosquées dans 80 universités publiques différentes et à convertir une université d’Istanbul en centre d’études islamiques. En décembre 2015, « un conseil de l’éducation soutenu par le gouvernement a recommandé de rendre les cours de religion obligatoires à l’ensemble des élèves du primaire et d’ajouter une heure supplémentaire de cours de religion obligatoire à l’ensemble des élèves du secondaire. »

La conjoncture en Turquie est telle que la moindre allusion insolente à Erdogan constitue déjà un motif de poursuites pénales ; plus de 2000 poursuites ont d’ailleurs été engagées en vertu de ces lois. Les écoutes téléphoniques généralisées ne sont plus un secret pour personne, à tel point que les citoyens turcs craignent de s’exprimer honnêtement au téléphone. Ils ne discutent donc plus de politique en public et s’abstiennent de critiquer les représentants du gouvernement, de peur qu’un agent secret n’écoute leur conversation. Il ne reste plus qu’une chaîne de télévision et un seul journal d’opposition en activité (Cumhuriyet), mais près de la moitié des journalistes, des chroniqueurs et des cadres sont incarcérés.

J’admire énormément la créativité, l’ingéniosité et la détermination du peuple turc pour faire de la Turquie une démocratie florissante, mais il est partagé entre le monde séculier et le monde islamique, une situation dans laquelle Erdogan peut continuer à tirer parti de son programme politique autoritaire.

Il est peut-être temps pour les Turcs de se lever et d’exiger la restauration des principes démocratiques de leur pays, ces mêmes principes qui ont fait de Recep Tayyip Erdogan le dirigeant le plus apprécié durant ses dix premières années au pouvoir et qui auraient pu faire de lui le nouvel Atatürk du peuple turc.

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