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juin 15, 2018

Le cheval de Troie d’Erdogan en Macédoine

Alon Ben-Meir et Arbana Xharra

Le président turc Recep Tayyip Erdogan ne cache pas son ambition de déployer ses ailes néo-ottomanes sur l’ensemble des Balkans. Il considère la Macédoine comme un nouveau satellite turc en cours de construction. Le gouvernement macédonien semble hélas avoir embrassé cette idée sans en avoir mesuré toutes les conséquences négatives à long terme. Très peu d’Albanais en Macédoine ont le courage de critiquer publiquement le président turc, de peur de devenir la cible de menaces et d’insultes de la part d’une énorme machine de propagande dirigée par bon nombre d’alliés du président turc. Erdogan a pleinement réussi à influencer la majorité des Albanais du pays, dont la plupart le considèrent comme leur seul et unique leader de confiance.

Voilà plus d’une décennie que le président turc s’efforce d’étendre son influence parmi les Albanais, en construisant des mosquées et des écoles turques, en finançant les médias, les institutions religieuses et, plus récemment, les partis politiques, qui sont directement contrôlés par ses proches collaborateurs et qui ont permis d’augmenter de manière spectaculaire son ascendant sur la communauté albanaise.

Quiconque ose critiquer Erdogan ou remettre en cause ses ambitions personnelles en Macédoine se voit traiter publiquement de traître ou d’islamophobe par la « brigade internet ».

« J’ai été personnellement la cible de ces attaques à deux reprises », explique Xhelal Neziri, journaliste d’investigation chevronnée en Macédoine. « Ils ne peuvent pas m’empêcher de dire la vérité, mais il est vrai qu’une bonne partie de mes collègues ne souhaitent pas évoquer ce sujet à cause des “menaces de lynchage”. »

Une majorité d’Albanais en Macédoine s’identifient comme musulmans plutôt que par leur identité nationale albanaise. Plusieurs voix parmi ces groupes religieux fanatiques affirment que les Albanais ne devraient pas reconnaître Mère Teresa comme une sainte, quand bien même elle était une Albanaise de Macédoine, car elle ne représente pas les intérêts de la communauté musulmane. De plus en plus de personnes croient que d’autres héros albanais nationaux, tels que Georges Castriote « Scanderbeg », qui a mené la rébellion contre l’Empire ottoman au XVe siècle, ne devraient pas être reconnus sous prétexte qu’ils étaient chrétiens.

Par rapport à d’autres pays des Balkans où vivent des Albanais qui ne considèrent pas la religion comme un facteur dominant dans leur vie, les Albanais de Macédoine sont les plus fervents défenseurs d’Erdogan et de son programme islamique. La stratégie mise en œuvre par le président turc pour rétablir l’influence de la Turquie dans les Balkans, semblable à celle qu’exerçait l’Empire ottoman autrefois, a connu un succès précoce auprès des Albanais de Macédoine.

Près de deux tiers de la population macédonienne sont des Macédoniens chrétiens orthodoxes d’un point de vue ethnique, et le tiers restant de la population se compose principalement de musulmans albanais. En 2001, des tensions entre les deux groupes ont dégénéré en conflit armé entre les forces de sécurité du gouvernement et l’Armée de libération nationale (ALN) des Albanais.

Le conflit a toutefois été de courte durée et s’est terminé par la conclusion des accords d’Ohrid, des accords de paix qui ont permis aux commandants de l’ALN de devenir des politiciens légitimes et d’accorder des droits sociaux et politiques accrus aux citoyens albanais de Macédoine. Bien que les hostilités armées aient cessé il y a près de 17 ans, les relations entre les différents groupes sont toujours tendues.

Les Albanais, désavantagés et négligés, continuent de souffrir d’inégalités. La Macédoine bafoue d’ailleurs leurs droits fondamentaux. La langue albanaise n’a été reconnue qu’en mars 2018, lorsque le parlement macédonien a adopté une loi étendant l’usage officiel de l’albanais, et ce malgré d’importantes manifestations macédoniennes de la part de l’opposition de droite.

Les Slaves et Albanais du pays vivent toujours en grande partie séparés et ne jouissent pas de droits égaux. Erdogan se sert des problèmes ethniques et politiques entre les Macédoniens et les Albanais comme d’une « occasion en or » pour se présenter comme le grand défenseur des Albanais. Pendant ce temps, tous les investissements économiques et accords commerciaux de la Turquie se concentrent du côté macédonien.

D’après la Banque mondiale, en 2016, les exportations de la Turquie vers la Macédoine ont atteint la valeur de 378 millions de dollars et les importations se sont élevées à 82,6 millions de dollars. Selon l’Institut turc des statistiques (TÜİK), environ 100 hommes d’affaires turcs ont actuellement des investissements d’une valeur de 1,2 milliard d’euros (1,47 milliard de dollars) en Macédoine. Ces investissements se concentrent dans les régions où vivent les Macédoniens, tandis que du côté albanais, Erdogan investit dans les établissements religieux pour mieux promouvoir son programme islamique.

Erdogan utilise les Albanais comme carte maîtresse dans ses investissements économiques et financiers en Macédoine. De cette manière, il prétend garantir la stabilité de l’État macédonien en convertissant le nationalisme albanais gênant en une forte identité islamique.

Dans ses discours publics, Erdogan a flirté plusieurs fois avec les représentants corrompus du gouvernement de Macédoine. Il a déclaré que la Turquie et la Macédoine partageaient un lien de fraternité et que « la Turquie serait toujours du côté de la Macédoine ».

« Pour nous, Ankara et Skopje ne présentent aucune différence et nous n’abandonnerons jamais nos frères. Nous serons toujours avec eux, nous les aiderons et nous les soutiendrons toujours », a affirmé Erdogan en février 2018.

Lors d’une conversation, Artan Grubi, parlementaire macédonien représentant le plus grand parti politique albanais (l’Union démocratique pour l’intégration, BDI), a indiqué que « l’influence de l’actuel gouvernement turc dans l’environnement politique de Macédoine était sans aucun doute sérieuse et présente ».

Erdogan parvient à étendre son influence « grâce à une aide financière du gouvernement, un échange culturel [et] en servant d’exemple [pour inspirer] les partis politiques et les politiciens comme l’entité BESA nouvellement créée », a expliqué Grubi, ajoutant que le parti qu’il représente ne permettra à aucune influence marginale de l’éloigner de son projet d’intégration à l’OTAN et à l’UE.

Le mouvement BESA est un parti politique en République de Macédoine, fondé en novembre 2014 par Bilall Kasami et Zeqirija Ibrahimi, rédacteur en chef du magazine Shenja, l’un des médias pro-Erdogan en Macédoine.

Les chefs de ce parti politique nient entretenir des relations directes avec la Turquie, mais ils suivent ouvertement la ligne tracée par Erdogan. Lors de leurs premières élections il y a trois ans, ils ont remporté cinq sièges au Parlement. Nous avons envoyé plusieurs questions aux dirigeants du mouvement BESA, mais aucun d’eux ne nous a répondu.

Le professeur Ymer Ismaili, l’une des voix les plus critiques de Macédoine, a déclaré publiquement lors des dernières élections en 2016 que « le mouvement BESA était [une] secte religieuse ayant pour mission ouverte de diffuser le programme islamique d’Erdogan auprès des Albanais de Macédoine ».

Ymer Ismaili nous a confié que les ressortissants albanais des Balkans (en particulier de Macédoine) étaient la « cible » préférée d’Erdogan de par leur religion, leur pauvreté et leur analphabétisme éducatif fonctionnel. « L’erdoganisme veut que la “néo-invasion” des Balkans se fasse non pas avec des moyens militaires, mais avec des moyens financiers et religieux pour compromettre l’Europe “chrétienne” ! Dans cette “entreprise”, et dans certaines situations, l’allié politico-géostratégique d’Erdogan est la Russie de Poutine. Tous deux sont unis dans leur culte personnel et dans leur mission : ce sont tous deux des “ dictateurs” et des anti-Occidentaux », a expliqué Yemer Ismaili.

Après la Seconde Guerre mondiale et la mise en place du régime communiste, bon nombre d’émigrés albanais ont fui dans les pays de l’Europe de l’Ouest ou aux États-Unis pour trouver du travail ou demander l’asile politique. « Presque toutes les familles albanaises ont un de leur membre à l’Ouest et peuvent manifestement faire la différence entre ce que l’Occident a à leur offrir, sur le plan culturel, politique et des droits de l’Homme, et ce qu’Erdogan peut leur apporter », a ajouté Yemer Ismaili. Ils continuent toutefois de se faire manipuler par Erdogan.

L’Agence turque de coopération et de développement (TİKA) est l’organisme d’aide gouvernementale. Elle dispose d’un bureau à Skopje, doté d’un coordinateur de pays, et elle a mené à leur terme près de 600 projets menés en Macédoine fin 2017.

Yunus Emre, l’institut de promotion culturelle du gouvernement turc, est également actif en Macédoine. Selon le média Turkish Minute, « il est clair qu’Erdogan pousse toutes les agences gouvernementales à se concentrer sur [la Macédoine] avec toutes sortes de projets, allant de la construction de mosquées à la création d’écoles dans le cadre d’un grand dessein visant à créer un État vassal loyal à son régime islamiste ».

Bien sûr, l’« assaut pacifique » d’Erdogan sur la Macédoine n’a qu’un seul et unique but : dominer le pays sous couvert de relations fraternelles de longue date. Il s’agit là du « cheval de Troie » moderne d’Erdogan. Les Albanais de Macédoine doivent se rendre compte qu’ils sont en train de tomber dans son piège sans le savoir.

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