La bataille pour l’avenir de la Syrie
À l’aube de la sixième année de guerre civile en Syrie, la communauté internationale tout entière demeure complètement incompétente ; les différents pays du monde ne parviennent pas à unir leurs efforts pour trouver une solution qui mettrait fin au massacre épouvantable de milliers de civils innocents tous les mois. Malheureusement (mais pour des raisons évidentes), chacun des pays et autres groupes impliqués, notamment la Russie, l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite, les États-Unis, le gouvernement de Bachar el-Assad, et les rebelles, se concentre uniquement sur ce qui sert le mieux ses propres intérêts nationaux.
Je ne suis pas naïf au point de croire que les acteurs concernés agiraient différemment, puisqu’aucun ne semble guidé par une boussole morale qui chercherait à tout prix à éviter la mort scandaleuse d’innombrables hommes, femmes et enfants innocents.
Le seul problème sur lequel tout le monde s’entend est la défaite de l’État islamique. Mais quel sera le statut de la Syrie après la chute de l’État islamique ? Ces six dernières années de combats ont provoqué la mort de près de 500 000 personnes, pour la plupart des civils innocents. La moitié des Syriens (11 millions sur une population de 22 millions) sont devenus des réfugiés ou ont été déplacés à l’intérieur du territoire.
Il est toutefois nécessaire de reconnaître les intérêts de l’ensemble des parties prenantes, dont la présence et le rôle en Syrie ont pour condition sine qua non de trouver une solution qui servira les intérêts nationaux de la Syrie sur le long terme et qui mettra un terme à cette tragédie sans pareille depuis la Seconde Guerre mondiale.
À l’heure actuelle, la Russie est le premier arbitre, et sa présence sur le territoire syrien remonte à près de cinq décennies. Grâce à sa base navale permanente et à son investissement considérable en termes de ressources tout au long de la guerre civile, la Russie se trouve en pole position pour apporter une solution au problème. Elle continuera de soutenir Assad tant que ce dernier protègera les intérêts de Moscou. La Russie souhaite minimiser l’influence américaine, même si elle reconnaît que le soutien des États-Unis à tout accord demeure essentiel en raison de leur influence significative dans la région. Une influence qui se répercute directement sur l’’avenir de la Syrie.
La Turquie se sent, quant à elle, menacée par l’évolution de la situation en Syrie, et le président Erdogan est déterminé à maintenir une certaine présence sur ce territoire, car : a) il souhaite empêcher les Kurdes syriens d’établir leur autonomie et, pour ce faire, il accuse l’YPG – la milice kurde – de mener des activités terroristes aux côtés du PKK ; et b) il désire diriger le monde arabe sunnite et « islamiser », de manière traditionnelle, ce pays voisin, afin de garantir l’influence continue de la Turquie sous le couvert de la sécurité nationale. Même si la Turquie siège à la table des négociations à Genève, aux côtés de la Russie et de l’Iran, l’intervention militaire de la Russie lors de la guerre civile syrienne en septembre 2015 a remis en cause les intérêts de la Turquie et accentué les tensions entre les deux pays. En outre, les dissensions croissantes entre la Turquie et les États-Unis au sujet des Kurdes syriens ont contribué au revers majeur de la Turquie en Syrie.
L’Iran est le deuxième acteur le plus important et il ne renoncera en aucun cas à ses intérêts en Syrie. Il souhaite en effet conserver son influence stratégique du Golfe à la Méditerranée. Pour Téhéran, la Syrie est le levier indispensable qui lui permettra d’exercer sa puissance sur ce vaste territoire avec le soutien implicite du Hezbollah au Liban. Tout comme la Russie, l’Iran a investi beaucoup d’argent, de ressources et de main-d’œuvre dans les efforts de guerre ; il continuera de soutenir Assad et insistera, peut-être officieusement, pour s’ancrer durablement en Syrie.
L’Arabie saoudite est le grand rival de l’Iran en termes d’hégémonie régionale. Elle cherche à renforcer la position de la majorité sunnite en Syrie, à empêcher l’Iran de bien s’implanter sur le territoire et à évincer Assad du pouvoir. Pour les Saoudiens, la Syrie et l’Irak font office de champ de bataille entre les sunnites et les chiites. Bien que l’Arabie saoudite fournisse de l’argent et des équipements aux rebelles, Riyad a refusé de déployer ses troupes au sol pour lutter contre l’État islamique, ce qui aurait pourtant pu lui permettre d’asseoir sa position en Syrie et ainsi contrer la présence des milices chiites venues d’Iran. Ce refus affaiblira grandement sa position lors de futures négociations et de leurs résultats.
Le président Assad, qui se raccroche à ses alliés que sont la Russie et l’Iran, sait que sa vie dépend de leur soutien continu. Il serait prêt à accepter presque toutes les concessions pour garder leur soutien et rester ainsi au pouvoir. Ses récentes victoires contre l’État islamique et les rebelles, avec le soutien de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah, n’ont fait que l’encourager davantage à garder le cap. Il devra, inévitablement, faire partie de toute solution future.
Les rebelles syriens, et en particulier l’Armée syrienne libre (ASL), battent plus que jamais en retraite, mais ils doivent tout de même être pris en compte dans les négociations de paix actuelles et futures. Les représentants des rebelles (en majorité sunnites) demeurent résolus à faire valoir leurs demandes importantes en matière de droits de l’homme et de réformes politiques et sociales. Ils devront toutefois accepter la probabilité que, dans toute solution future, Assad soit à la tête d’un gouvernement transitoire, avec des pouvoirs restreints, pendant au moins plusieurs années.
Au vu des intérêts divergents des différents acteurs impliqués, les États-Unis devraient intervenir dans le processus des négociations et faire en sorte, si un accord devait être conclu, de faciliter la résolution des autres conflits régionaux. Les relations actuelles entre les États-Unis et la Russie sont précaires, mais leur coopération est indispensable pour trouver une solution permanente à la guerre civile en Syrie, une solution fondée sur les points suivants :
Premièrement, un nouveau gouvernement fédéraliste décentralisé devrait être créé et dirigé techniquement par Bachar el-Assad. Un gouvernement dans lequel les principaux groupes religieux (Kurdes, Alaouites, Sunnites et Chrétiens) seraient peu impliqués. Le pouvoir de ce gouvernement devrait être investi dans des projets nationaux visant à reconstruire les infrastructures détruites et à réinstaller les réfugiés ainsi que les personnes déplacées à l’intérieur du pays.
Deuxièmement, les États-Unis doivent accepter l’inévitable : dans la mesure où elle a énormément investi dans ce pays en conflit au cours des six dernières années, la Russie conservera une présence militaire plus forte et plus visible en Syrie qu’avant la guerre civile, et ce pendant les prochaines décennies.
Troisièmement, l’Iran insistera pour maintenir une position permanente en Syrie, mais les États-Unis doivent l’avertir publiquement et directement que la création d’un troisième front pour menacer Israël ne sera aucunement tolérée. Une telle provocation sera considérée et traitée comme s’il s’agissait d’une menace envers les États-Unis. L’Iran devra également freiner le Hezbollah, afin d’éviter tout nouvel embrasement avec Israël.
Quatrièmement, la Turquie affirme avoir des préoccupations en matière de sécurité nationale, mais il ne faudrait pas qu’elle dicte le destin de la communauté kurde en Syrie. Les États-Unis doivent faire comprendre clairement à Erdogan qu’il n’est pas acceptable de s’ingérer dans les affaires des Kurdes de Syrie. La solution au problème kurde de Turquie est de parvenir à un accord avec les ressortissants kurdes du pays.
Cinquièmement, un processus de paix et de réconciliation doit être entrepris et supervisé par des représentants de la population syrienne et de l’ONU. Ce processus doit comprendre tous les autres pays impliqués afin de prévenir toute vengeance et d’empêcher toutes représailles. Ce processus de paix est indispensable pour préparer le terrain en vue de reprendre une vie normale, même s’il faudra de nombreuses années avant de pouvoir cicatriser les blessures émotionnelles et soulager les souffrances du bouleversement qui affecte à peu près tous les Syriens.
Sixièmement, une aide internationale de grande ampleur sera nécessaire. Il faudra des dizaines de milliards de dollars pour permettre le retour des réfugiés, la réadaptation des personnes déplacées à l’intérieur du pays, et la reconstruction des infrastructures et des autres services sociaux du pays.
Je peux affirmer sans hésitation que la situation en Syrie n’aurait pas été si catastrophique si l’ancien président Obama était intervenu plus tôt dans ce conflit. Il aurait pu contribuer à mettre un terme à la guerre civile en Syrie qui a coûté la vie de plusieurs centaines de milliers de personnes pendant son mandat, et empêcher Moscou de combler le vide qu’il a lui-même créé, permettant à la Russie de s’imposer comme l’acteur le plus puissant en Syrie.
Le président Trump ne doit pas oublier que, même si la défaite de l’État islamique est décisive, il doit élaborer une stratégie globale qui déterminera le cadre définitif d’un accord en coopération avec la Russie, un accord qui permettra de trouver une solution aux autres conflits régionaux. Le temps presse et le décompte des victimes doit cesser.