Jour sombre pour la Turquie
Le président turc a remporté de justesse (51,3 % contre 48,7 %) le référendum du 16 avril, mais cette courte victoire du « Oui » prive en réalité Erdogan du mandat de gouverner avec les pouvoirs considérables accordés au président par la nouvelle constitution. D’autant plus que les résultats du référendum sont fortement contestés. Même si aucune irrégularité ni aucune fraude manifeste n’ont eu lieu officiellement (contrairement aux dires de tous), les conditions d’organisation du référendum ont fait perdre toute crédibilité aux élections libres et justes. Au vu des politiques intérieure et étrangère du président turc qui ont conduit au référendum, les États-Unis et l’UE doivent désormais revoir sérieusement le rôle de la Turquie à l’OTAN, sa viabilité en tant qu’allié dans la lutte contre l’État islamique, et sa fiabilité sous la présidence d’Erdogan.
Au moins 25 facteurs rendent ce référendum et ses résultats illégitimes. Dès que les résultats du référendum seront appliqués, les conséquences sur l’avenir de la Turquie seront terribles. Le sort de toute démocratie turque sera fondamentalement scellé.
- Le référendum a été organisé alors que l’état d’urgence est décrété depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016 ;
- Le référendum a été lancé après une purge, semant la terreur et la peur dans tout le pays ;
- Le référendum a été tenu dans des conditions de sécurité renforcées à la suite d’actes terroristes du PKK et de l’État islamique ;
- Des membres de l’opposition ont été victimes d’intimidations. Bon nombre d’entre eux ont été emprisonnés, roués de coups ou blessés par balle ;
- Les préoccupations des citoyens pour leur sécurité personnelle ont inhibé l’expression d’une pluralité des opinions ;
- Des millions de Turcs pensent que ce référendum va permettre à la Turquie de légiférer pour devenir une dictature ;
- De nombreux cas de fraude électorale ont visiblement été filmés ;
- La nouvelle constitution donne le coup de grâce au système d’équilibre des pouvoirs;
- La campagne en faveur du « Oui » a été mieux couverte par les médias que la campagne en faveur du « Non » ;
- Les associations professionnelles n’ont pas eu le droit d’organiser d’événements en faveur du « Non » ;
- Des hauts fonctionnaires du pays ont faussé la vérité en mettant sur le même pied les partisans du « Non » et les terroristes ;
- Erdogan a présenté à tort le référendum comme la décision du peuple pour mieux consolider son pouvoir ;
- Cette victoire serrée confirme largement l’idée selon laquelle Erdogan n’a aucun mandat pour gouverner ;
- Près d’un million de bulletins de vote mal tamponnés n’ont pas été validés ;
- Ce référendum montre que le culte de la personnalité est devenu le nouveau principe directeur ;
- Erdogan a utilisé adroitement les ennemis étrangers et les théories du complot pour rallier sa base islamique ;
- Des observateurs nationaux et internationaux ont exprimé des doutes sérieux quant à la légalité du processus ;
- Les électeurs ont été contraints de voter sur 18 amendements modifiant 72 articles en un seul bloc;
- Les électeurs n’ont pas reçu d’informations impartiales pour prendre une décision en toute connaissance de cause ;
- Le conseil électoral a manqué de transparence. Les sessions du conseil ont été fermées au public ;
- L’arrestation de plus de 100 journalistes en vertu de lois d’exception a prohibé la liberté d’expression ;
- Au total, 158 médias ont été fermés, notamment des journaux, des chaînes de télévision et des stations de radio ;
- Avant le référendum, plus de 1500 organisations de la société civile ont été dissoutes ;
- La liberté d’association et de réunion est restreinte dans le cadre de l’état d’urgence ;
- De nombreux Turcs effrayés qui ont choisi de fuir leur pays n’ont pas pu voter.
La plupart des observateurs nationaux et internationaux prédisent que les résultats du référendum provoqueront une plus grande polarisation du pays. Ce nouveau contrat social désormais fondé sur une base économique, politique et sociale extrêmement fragile est voué à l’échec.
Dans la mesure où une frange importante de la population estime que la victoire du « Oui » est une victoire volée, le référendum manque de légitimité. Il sera extrêmement difficile pour Erdogan de se lancer dans un programme de développement économique important sans un soutien écrasant de l’opinion publique ; cette situation entraînera certainement une nouvelle phase de stagnation économique.
Les pouvoirs conférés à Erdogan lui permettront de poursuivre sa purge et, au lieu de tendre la main à l’opposition, il l’écrasera sans l’ombre d’un doute. Dans son acharnement à consolider ses pouvoirs absolus, Erdogan devra intensifier la répression et gouverner par décret, ce qui entraînera assurément de nouvelles protestations et, au fil du temps, des troubles généralisés.
Sous l’égide de cette constitution, la Turquie ne fera que s’éloigner davantage des valeurs occidentales, ruinant ainsi toutes ses chances de rejoindre un jour l’UE. Tout de suite après les résultats du référendum, Erdogan a déclaré qu’il comptait rétablir la peine de mort, ce qui mettra définitivement fin aux négociations d’adhésion avec l’UE.
Erdogan intensifiera encore davantage l’islamisation de son pays, car il ne fléchit pas sa détermination à faire de la Turquie le principal État islamique sunnite. Cette situation aliénera encore plus les pays arabes qui se montrent méfiants à l’égard de la Turquie et préoccupés quant à l’ambition d’Erdogan et à son ingérence dans les affaires arabes.
L’appareil judiciaire sera de plus en plus arbitraire, et le pluralisme politique ne le sera que de nom. En effet, au lieu d’unifier le pays, ce référendum accentuera le fossé entre la population et le parti au pouvoir. En outre, le monde académique se détachera davantage du processus politique.
Enfin, que l’Occident l’admette ou non, ce référendum soulève de sérieuses questions au sujet de l’engagement de la Turquie auprès de l’OTAN et de son importance en tant qu’allié. Erdogan a montré tant et plus que l’on ne peut pas lui faire confiance dans la manière dont il traite avec les puissances occidentales.
Il a menacé plusieurs fois l’Europe de l’inonder de réfugiés s’il n’obtenait pas ce qu’il voulait et a défié les États-Unis en cessant d’aider leurs alliés, les Kurdes syriens (l’YPG), qu’il qualifie de terroristes à la solde du PKK dans sa lutte contre le gouvernement turc. Ces menaces doivent tout simplement être rejetées.
Bien que la Turquie présente une valeur stratégique importante pour l’Occident, les États-Unis et l’UE doivent arrêter de mettre des gants avec Erdogan. Maintenant qu’il a atteint son objectif, il doit comprendre qu’il n’aura plus le beurre et l’argent du beurre. Il est grand temps de réexaminer les liens qui unissent la Turquie aux États-Unis et à l’UE, en tenant pleinement compte du fait qu’Erdogan n’est pas – et il est peu probable qu’il le devienne jamais – un ami de l’Occident.
C’est un bien triste jour pour le peuple turc qui, avec un mélange d’appréhension et de vive inquiétude, voit s’envoler son rêve de vivre dans un pays laïque, progressiste et éclairé.