Le Kosovo dans le point de mire d’Erdogan
Alon Ben-Meir et Arbana Xharra
Lorsqu’il est question du Kosovo, on pense immédiatement aux années 1990, lorsque l’Europe et les États-Unis abritaient des centaines de milliers d’Albanais qui résistaient au régime tyrannique de Slobodan Milosevic. Quelques années plus tard, en 1999, les États-Unis et les pays de l’UE lançaient des raids aériens de l’OTAN contre les postes d’artillerie serbes pour mettre un terme à leurs atrocités. Fort du soutien de l’Occident, le Kosovo est devenu le plus jeune État de l’Europe, qui fête cette année le dixième anniversaire de son indépendance.
Le Kosovo est réputé pour être un pays profondément pro-américain, où les boulevards portent le nom du président Bill Clinton, une statue de ce dernier, haute de trois mètres, se dressant à l’entrée de la capitale, Pristina. Les rues sont désignées en l’honneur de George W. Bush et de Beau Biden (fils défunt de Joe Biden), les filles sont nommées d’après Madeline Albright et les garçons sont prénommés d’après d’autres célébrités américaines. En 1999, les États-Unis ont bâti leur plus grande base militaire dans les Balkans, le camp Bondsteel, situé dans la partie orientale du Kosovo. Le Kosovo est, selon sa constitution, un État séculier ; le voile islamique et les enseignements religieux sont bannis des écoles primaires et secondaires.
Le Kosovo est actuellement la cible du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui s’obstine à vouloir diffuser son programme islamique dans les Balkans. Considérant le Kosovo comme une proie facile et comme un moyen de promouvoir ses dessins pervers, Erdogan se sert du docile président kosovar Hashim Thaçi pour accomplir ses quatre volontés. Des millions d’euros circulent depuis la Turquie vers le Kosovo par des voies illégales, contournant les banques et autres institutions financières légitimes. En 2015, le quotidien albanais Zëri à Pristina révélait qu’Erdogan était en train d’accroître son influence grâce à la construction d’établissements religieux, dont plusieurs dizaines de nouvelles mosquées, et à la restauration des mosquées érigées sous l’Empire ottoman.
Ces nouveaux et anciens édifices religieux sont financés par un grand donateur, l’Agence turque de coopération et de développement (TİKA), qui est directement gérée par l’ambassade turque à Pristina. Ce qui est encore plus troublant, c’est que les biens majeurs du Kosovo – l’aéroport et les réseaux électriques – ont été vendus à des sociétés dirigées par le beau-fils d’Erdogan, lorsque l’actuel président kosovar était Premier ministre.
Le 29 mars, le Kosovo a déporté six enseignants liés au réseau de Fethullah Gülen vers la Turquie, devenant ainsi le troisième pays après l’Irak et le Soudan à livrer des gülenistes aux mains cruelles d’Erdogan. Le président turc fait régulièrement pression sur l’UE et les États-Unis pour qu’ils extradent « ses ennemis » vers la Turquie, mais heureusement aucun pays occidental n’a accepté de céder à son agenda islamique anti-occidental.
Ces déportations éhontées ont retenu l’attention des médias et suscité l’indignation de la société civile, mais aucun dirigeant kosovar n’en a assumé la responsabilité. Le Premier ministre Ramush Haradinaj a toutefois limogé le ministre de l’Intérieur ainsi que le chef des services de renseignement, déclarant que ces expulsions avaient été ordonnées sans son consentement.
Nul ne peut se fier au président Thaçi qui nie avoir eu connaissance de cette opération, puisqu’il est connu pour être un proche allié d’Erdogan. Lors d’un entretien, Berat Buzhala, rédacteur en chef de la plus grande plateforme d’information en ligne au Kosovo, Gazeta Express, nous a confié que « le kidnapping des gülenistes au Kosovo avait été organisé par les deux présidents, Erdogan et Hashim Thaçi ».
Berat Buzhala est convaincu que Hashim Thaçi ment à la population. « Ils ont tout coordonné. Sinon comment les services secrets turcs seraient-ils parvenus à kidnapper six gülenistes du Kosovo à l’aide d’un jet privé depuis l’aéroport de Pristina, avec la coopération de la police et des services de renseignement kosovars ? Et le président ne serait pas au courant ?! », s’interroge Buzhala.
Selon l’Associated Press, Erdogan a claqué la porte au nez au Premier ministre kosovar, Ramush Haradinaj, en déclarant le 31 mars qu’il était « peiné » d’apprendre le limogeage du ministre de l’Intérieur et du chef des services de renseignement ayant déporté les six gülenistes du Kosovo sans l’autorisation du Premier ministre, et que ce dernier « paierait » pour cela.
La société civile du Kosovo et la majorité des médias ont réagi face à l’enlèvement des six gülenistes. L’ancien ambassadeur du Kosovo en Suède et directeur exécutif de l’Institut kosovar pour la recherche et le développement politique (KIPRED) Lulzim Peci nous a confié que l’arrestation scandaleuse des six citoyens turcs, ainsi que leur transfert à l’Organisation nationale du renseignement (MİT), les services secrets turcs, par la police kosovare, constituait l’un des actes les plus répugnants en matière de violation des droits de l’Homme des résidents étrangers au Kosovo.
« Les citoyens turcs en question n’ont fait l’objet d’aucune procédure judiciaire requise par la législation nationale et, surtout, la Convention du Conseil de l’Europe sur les droits de l’homme a été gravement bafouée, d’autant plus que les citoyens qui ont été déportés sont désormais dans l’attente d’une procédure judiciaire injuste en Turquie », explique Peci.
Nous nous sommes entretenus avec le député kosovar de la coalition « Alternativa » Ilir Deda qui reproche également au président du Kosovo cet acte honteux qui met en péril le fondement de la plus jeune démocratie d’Europe. « Le président Thaçi a joué les francs-tireurs et a donné l’ordre d’arrêter ces citoyens illégalement et de les déporter… craignant pour son propre sort, [il] crée une crise continue pour survivre politiquement. Ce dernier événement a suscité directement une vive réaction au sein du pays », explique Deda.
La sociologue Sibel Halimi reproche quant à elle à la politique d’avoir favorisé un environnement idéal pour que la Turquie puisse étendre son influence. « La détermination de la Turquie à investir dans les mosquées permet à Erdogan d’étendre son influence également dans d’autres sphères », nous explique-t-elle. « Je fais référence ici à la priorité donnée à la classe politique du Kosovo et à l’empressement de la Turquie d’acquérir des entreprises publiques, comme la KEK [Corporation énergétique du Kosovo], [et] l’aéroport… », ajoute-t-elle.
Hélas, l’Union européenne n’a eu qu’une réaction mesurée, alors qu’elle aurait dû se montrer résolument critique à cet égard, puisque cette approche menace la souveraineté même du Kosovo. « L’arrestation et la déportation de six ressortissants turcs résidant légalement au Kosovo soulèvent plusieurs questions quant au respect de l’État de droit », a déclaré Maja Kocijanic, porte-parole de la Commission européenne, dans une déclaration publique.
Le parlement du Kosovo a voté à l’unanimité la mise en place d’une commission d’enquête chargée d’examiner l’effondrement institutionnel, ainsi que la violation de la Constitution et des lois respectives avec l’arrestation des gülenistes. Le médiateur indépendant a également lancé une enquête sur cette extradition.
L’influence du programme islamique d’Erdogan au Kosovo et dans d’autres pays des Balkans doit cependant faire l’objet d’un examen plus approfondi de la part des pays occidentaux. Erdogan a déjà investi plusieurs millions dans des mosquées et des milliers dans d’autres projets. Le Kosovo reste le seul pays des Balkans privé de libéralisation des visas, ce qui l’isole et augmente le risque de créer l’atmosphère idéale pour les exploits islamiques d’Erdogan.
Les États-Unis et l’UE doivent revenir à la raison et avertir Erdogan qu’ils ne toléreront pas son ambition sournoise de dominer le Kosovo par n’importe quel moyen dont il dispose, car cela ne fera que provoquer une déstabilisation et un conflit violent qui dépassera les Balkans.