Le sacrifice de la grandeur pour l’ambition personnelle
Lettre ouverte au président Erdogan
Au cours de la dernière année écoulée, j’ai eu l’occasion de dialoguer avec de nombreux universitaires et anciens fonctionnaires turcs, dont la majorité ont quitté votre pays, craignant pour leur vie et celle de leurs proches.
Une question n’a eu de cesse de se poser au fil des discussions : pourquoi un dirigeant tel que vous – qui est arrivé au sommet du pouvoir en menant les réformes judiciaires, politiques et sociales les plus importantes, qui a poursuivi le développement économique de son pays et qui est presque parvenu à établir un modèle de démocratie islamique – a-t-il fait machine arrière et abandonné ses réalisations les plus impressionnantes ?
J’ai étudié votre comportement sous tous les angles et je n’ai pu me soustraire à la conclusion que vos réformes n’étaient rien d’autre qu’un moyen pour vous de consolider votre pouvoir et ainsi vous permettre de promouvoir votre programme islamique politique. Déjà en décembre 1997, vous avez assimilé publiquement l’islam à une croisade militaire, citant un poème dont les vers disaient notamment : « les mosquées sont nos casernes, les coupoles nos casques, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats ».
Votre ambition rétive de diriger le monde arabe sunnite motive les efforts inlassables que vous déployez pour enraciner un dogme religieux à orientation turque dans de nombreux pays d’Europe et du Moyen-Orient.
Vous avez investi plusieurs millions de dollars dans la construction de mosquées et d’établissements d’enseignement religieux ainsi que dans la nomination d’imams turcs afin de mettre en avant votre propre conception de l’islam. Le député Alparslan Kavaklıoğlu, membre de votre parti et président de la Commission de la sécurité et des renseignements du parlement, s’est fait l’écho de votre opinion faussée, en déclarant l’année dernière : « l’Europe sera musulmane. Nous serons efficaces là-bas, si Allah le veut. J’en suis sûr. »
En mai 2018, vous avez tenu ces propos : « Jérusalem n’est pas simplement une ville. C’est un symbole. C’est une épreuve. Jérusalem est la qibla [direction de la prière]. Si nous ne pouvons protéger notre première qibla, comment regarder avec confiance l’avenir de notre dernière qibla ? » Une autre fois, vous avez scandé à la foule que le jour de la reconquête musulmane de Jérusalem était « proche, si Dieu le veut ».
Les pays de l’UE ont bien compris votre projet effrayant ; le chancelier autrichien Sebastian Kurz a ordonné en juin 2018 la fermeture de sept mosquées et examiné de près le droit de dizaines d’imams turcs de rester dans son pays, évoquant des violations présumées d’une loi autrichienne qui interdit l’« islam politique » ou le financement étranger d’institutions musulmanes.
Vous avez détruit les rêves et les aspirations de vos compatriotes en les privant de leurs droits humains fondamentaux et en démantelant chaque pilier de la véritable démocratie turque. Vous avez demandé et obtenu des amendements constitutionnels qui vous confèrent un pouvoir quasi absolu, dont vous abusez largement pour réaliser votre projet chimérique de devenir le nouvel Atatürk de la Turquie moderne.
Vous avez subordonné l’appareil judiciaire et l’État de droit à vos caprices, en veillant à ce que les tribunaux prononcent des jugements en accord avec votre position personnelle sur les infractions présumées, tout cela au nom de la piété sociale, de la sécurité nationale et de la solidarité.
Vous avez orchestré un coup d’État militaire dont l’échec était planifié, le qualifiant de « don de Dieu » qui vous permet de poursuivre vos ennemis et de satisfaire ainsi votre soif de vengeance. Vous accusez votre ennemi juré Fetullah Gülen d’en être l’artisan, mais vous n’avez fourni aucun élément de preuve crédible à l’appui de vos accusations.
Vous vous êtes servi de ce coup d’État pour décréter l’état d’urgence, vous appropriant encore plus de pouvoir. Des dizaines de milliers de partisans présumés du mouvement Gülen se sont retrouvés derrière les barreaux, notamment des enseignants, des juges, des agents des forces de l’ordre, des défenseurs des droits de l’homme, des médecins, des avocats, des militants politiques et des étudiants, laissant derrière eux des familles abattues et désespérées.
Vous avez emprisonné plus de 17 000 femmes avec leurs enfants, dévastant une multitude de civils innocents. Vous avez chassé des ressortissants turcs que vous accusez d’appartenir au mouvement Gülen et vous avez fait pression sur de nombreux pays pour qu’ils les expulsent.
De peur de devoir rendre des comptes à votre peuple, vous avez ciblé la presse en la qualifiant d’ennemie du peuple. Vous avez fermé des centaines de médias, incarcéré et torturé plus de 200 journalistes.
Dans la Turquie actuelle, la liberté de la presse appartient au passé, de même qu’à peu près tous les médias qui existent encore doivent aujourd’hui vous obéir et soutenir fermement votre programme politique pour rester en activité. Dans la même veine, vous interdisez le droit de réunion en étouffant le monde universitaire et les groupes de réflexion, qui sont les moteurs du progrès social, politique et économique.
Votre phobie des Kurdes semble vous aveugler. Vous luttez contre le PKK et accusez ses membres d’être des terroristes, alors qu’en fait, ils représentent la cause de leurs compatriotes kurdes turcs. Pas moins de 40 000 personnes ont été tuées des deux côtés ces cinquante dernières années, et cette lutte ne semble pas près de se terminer, puisque vous jurez de les tuer tous jusqu’au dernier, ce qui est complètement illusoire.
Le PKK rassemble des combattants de la liberté luttant au nom de la communauté kurde. Ils veulent simplement préserver leur héritage culturel, garder leur langue vivante, profiter de leurs danses et musiques folkloriques, et que leurs droits humains fondamentaux soient respectés.
Au lieu de cela, vous avez mis fin brutalement aux négociations de paix en juillet 2017 et vous continuez de les persécuter à tort et à travers, en infligeant une douleur et des souffrances insupportables à vos propres concitoyens tout en exigeant une loyauté absolue de leur part.
Vous vous êtes opposé et vous continuez de vous opposer rigoureusement à l’établissement d’une forme d’autonomie kurde en Syrie, de peur que votre propre communauté kurde leur emboîte le pas. Sous prétexte de la lutte contre l’État islamique, vous avez envahi la Syrie afin de mener une guerre sans merci contre la milice kurde syrienne – l’YPG – que vous accusez à tort d’être une organisation terroriste alliée au PKK. Vous cherchez toutefois en priorité à établir une présence permanente en Syrie.
Vous avez trahi votre alliance avec la coalition dirigée par les États-Unis pour combattre l’État islamique en fournissant un soutien logistique à ce dernier, en permettant à des volontaires de traverser la frontière pour rejoindre ses rangs en Syrie et en Irak, et en échangeant du pétrole contre des armes, tout en fermant les yeux sur son règne de terreur et ses atrocités épouvantables.
Vous prétendez être l’allié de l’Occident, mais vous faites les yeux doux à la Russie de Poutine, le plus farouche ennemi de l’Ouest. Vous restez déterminés à acheter le système russe de défense aérienne S-400, au mépris de ce que pensent les États-Unis et l’OTAN. En tant que membre de l’OTAN, vous avez enfreint toutes les dispositions de la charte en commettant d’horribles violations des droits de l’homme dans votre pays et en détruisant tous les principes de la démocratie.
Vous créez des alliances avec des organisations et des États islamiques et attirez sur votre orbite des pays dont la population est majoritairement musulmane, notamment les pays des Balkans, en investissant dans leurs infrastructures et en leur fournissant une formation et des équipements militaires.
Votre politique « zéro problème avec les voisins » a échoué ; la Turquie a maintenant des ennuis avec à peu près tous ses États voisins, y compris la Syrie, l’Irak, la Grèce, Chypre et l’Arménie. De nombreux dirigeants mondiaux savent que vous êtes un dictateur fourbe et assoiffé de pouvoir. Ils entretiennent des rapports avec vous uniquement par nécessité en raison de l’importance géostratégique de la Turquie, qui crée un pont entre l’Orient et l’Occident et qui constitue la plaque tournante du pétrole et du gaz.
Vous n’éprouvez aucune honte à envoyer vos brutes à l’étranger pour y accomplir vos quatre volontés. Parmi beaucoup d’autres incidents scandaleux, citons les 15 membres de votre service de sécurité qui ont attaqué physiquement des manifestants à l’extérieur de l’ambassade turque à Washington, DC en 2017. En 2016, vos gardes du corps se sont battus avec des manifestants kurdes en Équateur. En 2015, ils ont été repoussés à plusieurs reprises par la police belge et, en 2011, ils ont combattu des agents de sécurité de l’ONU.
Vous êtes antisémite jusqu’à la moelle. Vous avez tenu de nombreux propos antisémites. Vous avez notamment déclaré, lors d’une réunion de la Turkey Youth Foundation organisée récemment à Istanbul, que « les juifs en Israël donnent des coups de pieds non seulement aux hommes, mais aussi aux femmes et aux enfants lorsqu’ils sont à terre ». Vous avez également dit aux participants de cette réunion : « ne soyez pas comme les juifs ».
Plus de 100 ans se sont écoulés depuis le génocide d’un million d’Arméniens par les soldats de l’Empire ottoman au lendemain de la Première Guerre mondiale. Même si les livres d’histoire constituent une documentation exhaustive et que la communauté internationale reconnaît cet événement atroce, vous n’avez toujours pas pris votre courage à deux mains pour l’admettre.
En réalité, vous critiquez farouchement les pays – et condamnez les individus – qui attribuent ce génocide aux Ottomans. Même si ce sont les Ottomans et non l’actuelle République de Turquie qui ont commis ces atrocités, vous ne voulez pas calomnier les Ottomans, puisque vous ne cachez pas votre ambition de raviver le pouvoir et l’influence de cet empire sous votre gouverne.
Ce qui est malheureux, Monsieur Erdogan, c’est que nous vivons actuellement au XXIe siècle ; l’époque des conquêtes et de l’abus d’influence sur le destin d’autres pays est révolue. Vous avez eu une occasion historique de devenir un dirigeant bienveillant et respecté, apprécié de vos compatriotes et admiré par les dirigeants du monde. Mais vous avez tout gâché à cause de votre désir d’être un jour le nouveau sultan d’un éventuel empire qui n’existe que dans votre imagination pitoyable.
Vous, comme quiconque, disparaîtrez. Il est peut-être temps pour vous de réfléchir et de vous poser cette question : que vais-je laisser derrière moi ?
Dans votre sillage, Monsieur Erdogan, vous laissez un peuple turc brisé, aspirant à vivre libre, libre de penser et de croire, libre de se réunir, de critiquer et d’utiliser son ingénuité et son ingéniosité pour créer une société libre.
Mais vous avez sacrifié tout le bien-être du peuple turc pour votre ambition personnelle aveugle, ce dont on se souviendra de vous.