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mars 14, 2019

Les Balkans : l’orgie qui assouvit la soif de la Russie et de la Turquie

Alon Ben-Meir et Arbana Xharra

Les tensions politiques entre le Kosovo et la Serbie créent un environnement idéal pour la Turquie et la Russie qui s’efforcent d’attirer ces deux pays des Balkans dans leur sphère d’influence respective. Des émissaires de haut niveau des États-Unis et de l’Union européenne tentent de résoudre le conflit de longue date qui existe entre le Kosovo et la Serbie, exhortant les dirigeants de ces deux pays à normaliser leurs relations, alors que la situation est de plus en plus tendue. En refusant de reconnaître les frontières du Kosovo, l’empêchant de rejoindre des organisations internationales telles qu’Interpol et l’UNESCO, et en revenant sur un accord de libre circulation conclu en 2011, la Serbie a poussé le Kosovo à prendre des mesures directes à son égard en imposant des droits de douane de 100 % sur les marchandises en provenance de Serbie.

De fausses informations selon lesquelles les États-Unis auraient menacé de retirer leurs troupes du Kosovo si les taxes n’étaient pas suspendues ont été rapidement propagées par les machines de propagande russe et turque afin de tirer pleinement parti de cette discorde éternelle qui divise ces deux pays. La Serbie et le Kosovo sont vulnérables aux fausses informations en ligne générées par la Russie et la Turquie ; les dirigeants corrompus des Balkans continuent de tomber dans le panneau.

Les élites politiques, facilement manipulées par la Russie et la Turquie, se servent également de leur propre désinformation pour influencer l’opinion publique. La Russie et la Turquie pourraient bien toutes deux accélérer leur campagne de désinformation à l’approche du 20e anniversaire du bombardement de la Yougoslavie par l’OTAN. Les Kosovars et les Serbes paient le prix de ces querelles politiques qui ne semblent pourtant profiter à aucun de ces deux pays. Le Kosovo et la Serbie constituent en effet l’orgie qui permet d’assouvir la soif de la Russie et de la Turquie de contrôler les Balkans.

Cette discorde se manifeste dans la vie des citoyens de ces deux États. « Quand je voyage en Serbie, je suis obligé d’enlever mes plaques d’immatriculation à la frontière et de payer cinq euros pour le simple fait de parcourir la Serbie, et pour payer le péage routier, ils n’acceptent pas d’euros de notre part, seulement des dinars serbes, alors que les Serbes qui entrent au Kosovo ne sont pas confrontés à ces difficultés ! », explique Vilson Kacoli, originaire du Kosovo. Ce dernier, comme la plupart des Kosovars, soutient fermement la décision de son Premier ministre de refuser de révoquer la taxe en toute circonstance.

Pendant ce temps, Poutine et Erdogan travaillent d’arrache-pied pour renforcer leurs propres liens avec les Balkans et continuent d’investir dans de grands projets nationaux stratégiquement calculés pour avoir le plus de retombées économiques et politiques dans toute la région.

Les échanges commerciaux entre la Turquie et les Balkans occidentaux ont augmenté de manière spectaculaire, passant de 430 millions de dollars en 2002 à 3 milliards en 2016. Environ le tiers de ces échanges commerciaux se sont effectués avec la Serbie, tandis qu’au Kosovo, la Turquie continue d’investir dans les secteurs les plus importants tout en privatisant les actifs stratégiques du Kosovo. L’Agence turque de coopération et de développement (TİKA) a ainsi rénové des centaines de monuments historiques au Kosovo, financé des projets locaux et organisé des événements importants en vue de resserrer ses liens avec la Turquie.

« Le total des investissements des entreprises turques au Kosovo au cours de la période 2007-2017 s’élève à 382,1 millions d’euros », a déclaré Esin Muzbeg, secrétaire général de la chambre de commerce Kosovo-Turquie, selon le réseau d’investigation Balkan Investigative Reporting Network. En outre, l’Agence serbe de l’énergie a donné son approbation finale pour la construction d’une ramification du gazoduc Turkish Stream, qui fournira du gaz naturel russe en Turquie et dans le sud de l’Europe.

La Russie possède des intérêts géostratégiques dans les Balkans occidentaux ainsi que dans les pays méditerranéens. Dans les États des Balkans, ces intérêts reposent sur deux facteurs. Premièrement, la région des Balkans occidentaux revêt une importance stratégique en tant qu’itinéraire de transit du gaz russe ; deuxièmement, Moscou souhaite préserver les origines slaves et la religion orthodoxe dans cette région du monde, de même que les valeurs culturelles et traditionnelles bilatérales, surtout tant que les relations entre l’UE et la Russie demeurent tendues et qu’elles ne risquent pas de s’améliorer de sitôt.

D’après le portail russe RT, le fonds souverain du pays et ses partenaires prévoient d’accroître leurs investissements en Serbie, en ajoutant probablement 500 millions de dollars à leurs investissements actuels. La Serbie a déjà mobilisé des investissements russes dans les Balkans qui, selon plusieurs statistiques, dépassent quatre milliards de dollars. « Le secteur de l’énergie demeure une priorité des investissements russes. Moscou vise à rendre les pays des Balkans dépendants du gaz russe, tout comme l’Europe », explique Lavdim Hamidi, éditeur en chef du quotidien Zeri au Kosovo, qui s’est récemment penché sur les investissements de capitaux russes et turcs dans les Balkans.

De plus, les États des Balkans occidentaux permettent à la Russie d’entreprendre, à moindre coût, plusieurs mesures politiques et économiques en vue d’affaiblir les intérêts géostratégiques de l’UE. En 2016, la Russie a ainsi tenté d’organiser un coup d’État au Monténégro pour renverser le Premier ministre Milo Đukanović dans le but d’empêcher son pays de rejoindre l’OTAN. L’année dernière, Vladimir Poutine a essayé d’empêcher la résolution du conflit opposant la Grèce à la Macédoine, sachant qu’une solution à ce conflit aboutirait à l’adhésion de la Macédoine à l’OTAN.

Si la Serbie s’efforce d’équilibrer ses relations bilatérales entre la Russie et l’UE, d’autres pays, comme le Kosovo et la Macédoine, sont plus transparents dans leur quête d’européanisation. La Russie a toutes les intentions de semer la discorde pour empêcher les Balkans de devenir des États membres de l’UE.

Artan Grubi, un parlementaire du nord de la Macédoine représentant l’Union démocrate pour l’intégration (BDI, le plus grand parti politique albanais), a déclaré que la Macédoine du Nord avait remporté la bataille géopolitique et géostratégique entre les intérêts occidentaux et orientaux. « Enfin, grâce à la signature du protocole d’adhésion à l’OTAN, les citoyens de ce pays peuvent être certains qu’ils adhèrent aux valeurs euro-américaines et que les influences orientales ont essuyé un échec. »

Ismet Kryeziu, directeur général de l’Institut démocratique du Kosovo (KDI), explique que, malgré les défis de la politique quotidienne, la région des Balkans – à l’exception de la Serbie réputée pro-russe – s’engage à respecter les politiques et les valeurs de la démocratie occidentale menée par les États-Unis et les États membres de l’UE. « Les décideurs politiques du Kosovo commettront des erreurs géostratégiques en transformant la République du Kosovo en un “trou noir” qui étendra l’influence russe et turque », explique Kryeziu.

La Russie et la Turquie ne cachent ni leurs activités ni leurs intentions dans les Balkans. Ces deux pays prennent des mesures politiques en vue d’éloigner les Balkans de l’Occident, que ce soit pour des raisons économiques, stratégiques ou hégémoniques. Ils ne ménagent aucun effort et poussent même à l’audace. Ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour s’incruster dans ces pays, même si ce n’est qu’une question de temps avant que les intérêts de la Russie et de la Turquie ne s’opposent dans les Balkans.

Lulzim Peci, ancien ambassadeur du Kosovo en Suède et directeur exécutif de l’Institut kosovar pour la recherche et le développement politique (KIPRED), pense que les tensions actuelles entre les États-Unis et le Kosovo arrangent mieux la Russie, en servant les intérêts stratégiques de cette dernière, « surtout en l’absence d’une position clairement définie de la part des principaux pays occidentaux à l’égard des relations entre le Kosovo et la Serbie », confie Lulzim Peci.

Compte tenu des intérêts stratégiques de l’UE et de l’orientation générale des États des Balkans vers l’Occident, l’UE devrait insister sur l’adoption de réformes démocratiques et sur le respect des droits de l’homme, en contrepartie de quoi elle intensifierait ses efforts en vue de soutenir les conditions socio-économiques de ces pays et activerait le processus d’adhésion à leur égard.

Cela donnera aux pays des Balkans l’assurance que leur perspective d’adhésion est bien réelle grâce aux actions concrètes de l’UE et à son engagement politique soutenu, ce qui permettra de dissuader les pays des Balkans de répondre à l’ambition de la Turquie ou de la Russie de les attirer sur leur orbite.

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