Les derniers vestiges de notre tissu moral à jamais perdus
Les atrocités inqualifiables qui se produisent dans le Soudan du Sud sont incompréhensibles, non seulement à cause de l’ampleur de la sauvagerie dans la guerre entre les peuples Dinka et Nuer, mais aussi parce qu’elles défient tous les principes de notre civilisation dont nous sommes si fiers. Cette civilisation traverse toutefois difficilement la première couche de notre peau épaisse. Nous partons du principe que nos progrès sans précédent dans les domaines de la technologie, de la médecine, de l’exploration spatiale, de l’ingénierie, de la littérature et de toutes les formes d’art ont fortifié notre conviction morale et éthique. Mais ce n’est pas le cas. Nous sommes en réalité de plus en plus indifférents à la barbarie et immunisés contre la sauvagerie qui se déroule sous nos yeux dans tant de pays.
Nombreux sont ceux qui jugent les atrocités humaines perpétrées – que ce soit dans le Soudan du Sud, en Syrie, en Libye, au Yémen et dans bien d’autres endroits – en termes relatifs aux horreurs des guerres et à la violence inédite du siècle dernier et d’avant. Ils affirment que le monde d’aujourd’hui est meilleur et plus sûr qu’à n’importe quelle autre époque de l’histoire de l’humanité. Cela dit, l’idée du « plus jamais » adoptée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale n’est désormais plus qu’un slogan vide de sens. Devons-nous réellement mesurer notre conduite morale aujourd’hui en termes relatifs à la décadence morale d’antan ?
Allez donc expliquer cela aux victimes d’actes de barbarie et de brutalité inégalés, qui n’ont trouvé de salut que dans la mort. À ce petit garçon affamé sur le point de mourir de malnutrition ; à cette jeune fille violée des dizaines de fois puis laissée pour morte ; à ce père brisé qui vient de perdre toute sa famille ; à cette mère en pleurs dont le fils est mort dans ses bras.
Expliquez donc cela aux dizaines de milliers d’enfants qui s’apprêtent à mourir faute de soins médicaux ; aux millions de réfugiés traumatisés qui ont perdu tout espoir de se redresser à nouveau. Allez donc leur dire : « vous vous trouvez dans une meilleure situation aujourd’hui que les dizaines de millions qui sont morts avant vous ».
Le plus ironique dans tout cela, c’est que nous comparons souvent la capacité des êtres humains à agir de façon impitoyable, à torturer et à tuer au hasard à celle d’une bête sauvage, alors qu’en réalité, la plus cruelle de toutes les bêtes serait insultée d’être assimilée aux atrocités et aux massacres que les humains sont capables de s’infliger.
Penchons-nous sur la tragédie qui secoue le Soudan du Sud.
Six millions de personnes, soit plus de la moitié de la population, souffrent de graves pénuries alimentaires. Certaines survivent avec une tasse de riz par jour. On estime qu’en 2018, près de 1,1 million d’enfants soudanais du Sud seront atteints de malnutrition aiguë.
Les forces armées se servent du viol comme d’une arme de guerre. Les filles, dès l’âge de sept ans, sont violées et brûlées vives devant leurs parents, comme moyen de contrainte. Le viol sert souvent de paiement en échange de services et d’incitation au recrutement pour les milices. Le viol collectif est devenu si répandu qu’il est désormais considéré comme normal, tandis que les pillages laissent des villages plongés dans un bain de sang.
Près de 7000 nouveaux cas de choléra ont été signalés cette année — soit une augmentation de 73 % par rapport à 2016 et le plus grand nombre de cas depuis 2014 — et 51 % des personnes atteintes sont des enfants et des adolescents. Les hôpitaux et les véhicules d’aide sont délibérément visés par les milices, tandis que les bénévoles se retrouvent pris dans des embuscades et abattus.
Le taux de prévalence du paludisme a augmenté depuis l’année dernière, représentant 65 % de tous les cas de maladie. Environ 78 000 personnes sont infectées chaque semaine. La plupart ont moins de cinq ans. En 2017, plus de 1,75 million de cas de paludisme ont été signalés, soit une augmentation de 300 000 infections par rapport à 2016.
Des dizaines de milliers d’enfants ont été recrutés comme enfants soldats ; ils portent des fusils plus grands qu’eux. Les enfants voyagent souvent non accompagnés — séparés de leur famille après une attaque de village — et bon nombre d’entre eux finissent par mourir dans le désert. Les femmes et les enfants se cachent dans des marais, tandis que les corps s’empilent devant eux. Une nouvelle génération entière est perdue, puisque 51 % des enfants soudanais du Sud ne vont pas à l’école.
Les hommes sont massacrés ; certains sont enfermés dans des conteneurs d’expédition en acier, sans nourriture ni eau, et finissent par perdre la vie sous un soleil de plomb. Les femmes sont capturées, contraintes de marcher et violées toutes les nuits, tandis que les civils qui ne participent pas activement aux hostilités sont pris pour cible dans le cadre d’une tactique militaire.
L’épuration ethnique entre Dinka et Nuer se répand à travers le pays. De nombreux observateurs avertissent que la situation se rapproche du génocide. L’ONU confirme que le nettoyage ethnique par la famine, le viol collectif et les incendies de villages est devenu une situation permanente et que près de deux millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays depuis 2013.
Les armes ne cessent d’affluer à travers la frontière du Soudan du Sud. Les marchands de la mort — la Chine et la Russie — refusent d’imposer un embargo sur l’exportation de leurs machines à tuer. Plus de 50 % du budget national sert à financer l’acquisition d’armes et à payer d’énormes salaires aux militaires.
Devant toute cette horreur, ce qui est le plus troublant et le plus scandaleux, c’est que la communauté internationale a renoncé à son obligation morale en ne prenant pas toutes les mesures pour apaiser le conflit. Elle a aussi prouvé son incapacité lamentable à fournir le financement nécessaire pour sauver la vie de centaines de milliers d’enfants malades et affamés qui sont sur le point de mourir.
L’aide humanitaire totale accordée au Soudan du Sud en 2017 s’élève à près de 1,5 milliard, ce qui ne suffit pas à éviter une catastrophe totale. De ce montant, près d’un milliard de dollars ont été versés par les États-Unis, tandis que le reste de la communauté internationale n’a versé que les 500 millions de dollars restants.
Le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) avait notamment besoin de 181 millions de dollars en 2017 dans le cadre de son Action humanitaire pour les enfants (AHE) du Soudan du Sud, mais seulement 75 % ont été financés. Les secteurs de la santé, de l’eau, de l’assainissement et de l’hygiène sont dès lors considérablement sous-financés, au détriment des enfants qui pourraient autrement survivre.
Où est passé le Conseil de sécurité de l’ONU, qui peut adopter des résolutions exécutoires pour mettre un terme à ces hostilités violentes, mais qui ne fait preuve que d’incompétence et qui ne fait que s’adonner à des querelles politiques égocentriques ? Où sont passés les dirigeants du monde libre, qui lancent le concept hautain des droits de l’Homme, mais demeurent insensibles aux cris de ces peuples brisés ? Toutes ces morts et ces destructions laisseront des stigmates que les puissances occidentales devront porter. Ainsi que l’a fait remarquer George Bernard Shaw, « Le pire pêché envers nos semblables, ce n’est pas de les haïr, mais de les traiter avec indifférence ; c’est là l’essence de l’inhumanité ».
Je sais combien il est difficile d’entrer dans une zone de combat, où une guerre d’extermination fait rage. Mais combien il est triste et honteux que les pays capables de calmer cette guerre civile désastreuse restent les bras croisés et prétendent être civilisés, alors qu’en réalité la sauvagerie coule encore dans leurs veines.
L’humanité n’est pas un concept auquel nous devons simplement aspirer ; elle doit être la réalité à laquelle nous devons nous montrer à la hauteur et devant laquelle nous ne devons jamais faiblir. Nous devons tirer des leçons du passé. Si l’histoire ne nous apprend pas où nous nous sommes trompés et quelle leçon morale nous pouvons en tirer, nous ne pouvons échapper à la conclusion que notre soi-disant civilisation n’est rien d’autre que l’habit que nous portons, car nous demeurons profondément immoraux à l’intérieur.