All Writings
juin 11, 2019

Modernité et civilisation ne nous mettent pas à l’abri de nouveaux génocides

Le phénomène de génocide trouble les historiens depuis de nombreuses générations. C’est toujours la même question qui revient : quelles pensées ont bien pu traverser l’esprit de ces dirigeants, aussi despotiques et impitoyables soient-ils, pour conclure qu’un génocide contre leurs véritables ou soi-disant ennemis les mènera au salut que seule l’extermination d’autres peuples leur apporterait ? Qu’est-ce que cela dit de nous, ces êtres humains qui ne parviennent pas à honorer leur serment – « plus jamais ça » – apparu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tel un mantra destiné à nous guider pour empêcher tout nouveau génocide ?

Nous nous sommes reposés, semble-t-il, sur l’idée que la modernité et la civilisation, de même que la législation internationale qui interdit les crimes contre l’humanité, suffiraient pour éviter que des génocides ne soient commis à l’avenir. C’est pourtant tout le contraire. En effet, c’est à l’heure de la modernité que le génocide a atteint son apogée, permettant à des pays de tuer à la chaîne. En témoigne le génocide commis par l’Allemagne contre les Juifs. À l’évidence, cette idée est complètement absurde, ainsi qu’en font foi les exterminations systématiques commises au Kosovo, au Soudan et au Rwanda près d’un demi-siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les différentes raisons qui ont incité d’anciens dirigeants à perpétrer des génocides d’une telle ampleur n’ont pas changé : la xénophobie, le racisme, la discrimination et l’intolérance font toujours partie intégrante de la société humaine. Il suffit de jeter un rapide coup d’œil à ce qui se passe autour de nous aujourd’hui, de la Chine jusqu’en Amérique, pour comprendre que les racines de ce phénomène n’ont pas été éradiquées. Tant que nous nous considérerons à travers le prisme d’une religion, d’une couleur, d’une race ou d’une idéologie différente et tant que nous blâmerons les autres pour notre sort, la perspective d’assister à de nouveaux génocides continuera de planer.

Les génocides qui se sont déroulés ces 110 dernières années ont été animés par des logiques différentes, mais ils ont tous eu des conséquences horribles similaires.

Après l’effondrement de l’Empire ottoman, les Turcs préconisèrent la création d’un État exclusivement turc musulman. La politique de la « Turquie pour les Turcs » et le rejet de toute nationalité ne souscrivant pas à l’islam entraîna l’extermination de près de 2,5 millions d’Arméniens et de Grecs pontiques. Au Rwanda, le génocide fut perçu comme le seul moyen de rompre avec un cycle historique de discrimination et d’oppression de la majorité hutue par la minorité tutsie.

Les Allemands pensaient appartenir à une race supérieure – la race aryenne – et étaient convaincus que les Juifs dépendaient d’une race inférieure qui menaçait de contaminer et de polluer la culture et la société allemande. La Serbie adopta, quant à elle, une forte idéologie d’exclusion, proclamant que la Serbie était réservée aux Serbes et que les autres nationalités devaient quitter son territoire ou être éliminées. Enfin, au Soudan, les rivalités pour le contrôle des ressources rares et la prise de pouvoir par le Nord-Soudan sur les Soudanais du Sud, dont la majorité se constitue de non-musulmans et de non-Arabes, donnèrent lieu à un génocide.

Les méthodes d’extermination
Dans l’ensemble, les États coupables de génocide mirent en œuvre des méthodes analogues pour exterminer leurs ennemis. En ce qui concerne les Grecs pontiques, les Ottomans se rendirent coupables de massacres, de marches de la mort, d’expulsions sommaires, d’exécutions arbitraires, de viols et de bataillons de travail forcé.

Les efforts déployés par l’armée serbe pour reprendre le contrôle de la région s’accompagnèrent d’atrocités telles que la destruction de plus de 500 villages et le massacre d’environ 15 300 civils. Vingt mille femmes furent violées et des milliers d’autres disparurent. Face à l’intervention de l’OTAN, la Serbie se mit à chasser tous les Albanais kosovars, repoussant près de 1,2 million de réfugiés en Albanie, en Macédoine et au Monténégro.

La politique turque d’extermination des Arméniens fut menée sous le couvert de la déportation. Des massacres furent perpétrés au moyen d’incendies de masse : 80 000 Arméniens furent brûlés dans les étables et greniers à foin de 90 villages. Plusieurs milliers furent noyés – femmes et enfants furent contraints de monter à bord d’embarcations que l’on chavirait ensuite dans la mer Noire. Des physiciens turcs contribuèrent également à la planification et à l’exécution du génocide. Au total, près de 1,5 million d’Arméniens furent éliminés.

En Allemagne, l’extermination des Juifs, la « Solution finale », débuta avec la création d’unités mobiles d’extermination appelées Einsatzgruppen. Ces brigades rassemblaient les Juifs ville par ville, les conduisaient à d’immenses fosses, les dépouillaient, les alignaient et leur tiraient dessus avec des armes automatiques. Immédiatement après la conférence de Wannsee en 1942, hommes, femmes et enfants juifs furent méthodiquement tués avec du gaz toxique. Plus de six millions de Juifs périrent en quatre ans.

Au Rwanda, une milice non officielle baptisée Interahamwe fut mobilisée ; à son apogée, ce groupe comptait 30 000 membres. Outre les massacres brutaux commis à grande échelle, le viol systématique fut également utilisé comme arme de guerre.

Le génocide au Darfour commença en 2003, avec le massacre et le viol de personnes vivant dans l’ouest du Soudan, perpétrés par un mouvement connu sous le nom de « Janjaweed », un groupe financé par le gouvernement qui continua ces attaques jusqu’en 2010. Les Janjaweed sont des milices ethniques arabes qui poursuivaient les attaques aériennes du gouvernement en pratiquant la politique de la terre brûlée, en incendiant des villages et en empoisonnant des puits.

La propagande
Une forte propagande panturquiste et panislamiste vit le jour dans la presse ottomane début août 1914, isolant et intimidant les non-musulmans ; les Ottomans croyaient que les Grecs pontiques chrétiens souillaient la population et compromettaient l’intégrité de leur État-nation à majorité musulmane. Les autorités ottomanes mirent alors sur pied une campagne de propagande, prétendant que les Arméniens constituaient une menace pour la sécurité nationale, notamment parce que certains Arméniens avaient décidé de soutenir la Russie pendant la guerre mondiale qui se déroulait à l’époque. Comme la plupart des Turcs étaient analphabètes, la propagande anti-arménienne se retrouvait essentiellement dans les sermons des mollahs musulmans et dans les discours des crieurs publics. Les Arméniens étaient qualifiés d’espions, d’infidèles et de traîtres. La promotion de l’islamisme fut déterminante : cette idéologie occupa une place centrale dans les génocides arménien et grec.

L’un des principaux outils de propagande nazie fut un journal hebdomadaire, Der Stürmer (littéralement, « L’Attaquant »). Il y était proclamé, au bas de la première page de chaque numéro, « les Juifs sont notre malheur ! » Ce journal publiait régulièrement des caricatures de Juifs représentés avec un nez crochu et une allure simiesque. Le ministère de l’Éducation du peuple et de la Propagande du Reich, dirigé par Joseph Goebbels, se servit de l’art, de la musique, du théâtre, des films, des livres, de la radio, du matériel pédagogique et de la presse. La propagande favorisa la passivité et l’acceptation de nouvelles lois contre les Juifs. Dans les films nazis, les Juifs étaient dépeints comme des sous-hommes, des parasites vagabonds, infiltrant la société aryenne.

En Serbie, la campagne de propagande de Slobodan Milošević reposait sur des techniques nazies, renforcées par le pouvoir de la télévision. Pour mieux souder la population, la propagande officielle s’inspirait de la mystique serbe, celle d’un peuple victime de mauvais traitements, martyr de l’histoire, et celle de la Grande Serbie indissolublement liée à la religion orthodoxe. À la télévision et à la radio, l’utilisation répétitive de descriptions péjoratives à l’égard des Croates, des Bosniaques et des Albanais devint rapidement monnaie courante.

Au Rwanda, les extrémistes hutus se servirent aussi des médias à leur avantage. Les fonctionnaires locaux et les stations de radio financées par le gouvernement appelaient les civils rwandais ordinaires à assassiner leurs voisins. La radio permit d’indiquer l’emplacement de Tutsis spécifiques à cibler. La radio servit également à justifier le génocide ; les animateurs y discutaient de la discrimination dont les Hutus faisaient l’objet sous les Tutsis.

Les crimes contre l’humanité commis dans la région des monts Nouba et au Sud-Soudan furent, quant à eux, justifiés en qualifiant les victimes – en grande partie chrétiennes – d’« infidèles » (kafir). Au Darfour, où la population est majoritairement musulmane, d’autres excuses durent être trouvées pour justifier les massacres. Le régime classait les habitants du Darfour dans la catégorie des infidèles en les reliant au judaïsme et soulignait que les Four, les Zaghawa et les Massalit n’étaient pas arabes ; la tribu Zaghawa, en particulier, était représentée comme ayant des origines juives. Les membres de toutes les tribus furent alors considérés, de manière générale, comme des non-musulmans et donc des personnes malfaisantes, sous-humaines et indignes de confiance.

Les mesures de prévention du génocide
Comme nous avons pu le constater, le concept « plus jamais ça », forgé au lendemain de l’Holocauste et cultivé en tant que devise des générations futures pour éviter qu’un génocide ne se reproduise, ne s’est pas concrétisé. Des actes de génocide effroyable se sont produits à de multiples reprises ces trente dernières années ; le Rwanda, le Soudan et le Kosovo en sont des exemples marquants. Il est donc nécessaire de susciter une prise de conscience, en particulier chez les jeunes, quant aux horreurs génocidaires que les êtres humains sont capables de s’infliger, et cesser de prétendre que la modernité et la civilisation font office de protection naturelle contre de nouveaux génocides.

Il est extrêmement inquiétant de constater que la jeune génération actuelle est de moins en moins consciente des génocides commis il y a vingt ans à peine. Moins de 37 % des Arméniens savent, par exemple, qu’il y a eu un génocide arménien. En Grande-Bretagne, 800 étudiants issus de 15 écoles différentes ont été interrogés sur leurs connaissances des génocides qui se sont produits depuis l’Holocauste ; 81 % d’entre eux n’ont pu citer aucun génocide moderne, seulement 13 % étaient au courant du génocide rwandais, 5 % savaient que des atrocités avaient été commises en Bosnie et au Cambodge, et à peine 2 % étaient au fait du génocide perpétré au Darfour.

Plusieurs mesures devraient être prises par toutes les nations du monde pour éviter à l’avenir de nouveaux génocides, bien qu’aucune de ces mesures ni aucune combinaison de ces mesures ne puisse garantir qu’un génocide ne se reproduira plus jamais. Toutefois, nous devons rester sur nos gardes et faire tout ce qu’il faut pour empêcher ces exterminations de masse.

Premièrement, il est primordial que l’étude du génocide en général fasse l’objet d’un cours que l’ensemble des élèves des écoles primaires et secondaires seraient tenus de suivre. Il ne fait aucun doute que l’apprentissage de l’histoire, de la psychologie, de la motivation et des méthodes utilisées dans ces exécutions de masse est une étape nécessaire qui contribuerait à prévenir de nouveaux massacres. À cet égard, il est essentiel d’écouter, en classe, les récits et le vécu de survivants, car contrairement à la lecture (qui demeure indispensable), le fait de partager l’expérience de ce qu’un survivant a enduré, surtout lorsqu’il décrit les conséquences horribles, permet d’humaniser les victimes et de laisser une marque indélébile dans l’esprit des élèves. Il est par ailleurs nécessaire de fournir des livres, d’autres documents imprimés et des vidéos spécifiquement destinés à ces groupes d’âge afin de comprendre et de sentir le niveau auquel les êtres humains sont capables de s’abaisser.

Deuxièmement, il est essentiel d’organiser des conférences et des assemblées publiques pour discuter de ces exterminations de masse avec des intervenants qui ont personnellement vécu un génocide ou qui sont des spécialistes réputés en la matière. Ces événements devraient avoir lieu à l’occasion de l’anniversaire de divers génocides et coïncider avec des campagnes de sensibilisation pour qu’on se souvienne de ces atrocités. Les organisations qui se consacrent à la prévention du génocide et à l’éducation à ce sujet, comme le United States Holocaust Memorial Museum (en français : musée du mémorial de l’Holocauste des États-Unis) et le projet Enough, devraient montre la voie à suivre en organisant pareils événements, au vu de leur crédibilité et de leur expertise sur la question. En invitant la presse à couvrir ces événements, cela rappellera aux gens que nous vivons à une époque où de telles abominations peuvent encore se produire et que chacun d’entre nous doit jouer un rôle, aussi mineur soit-il, pour porter à la connaissance du monde entier les actes inimaginables qui font, hélas, encore partie de notre nature d’êtres humains.

Troisièmement, le fait de reconnaître la réalité d’exterminations de masse et de prendre certaines mesures pour empêcher que cela se reproduise, comme c’est le cas en Allemagne, peut grandement contribuer à éviter que l’histoire ne se répète en créant un processus de réconciliation pour panser les blessures. Ainsi, nous ne devons pas permettre à des pays comme la Turquie (y compris ses prédécesseurs ottomans), qui a commis des atrocités épouvantables contre les Grecs et les Arméniens au lendemain de la Première Guerre mondiale, de nier ses crimes contre l’humanité en toute impunité. Même à l’heure actuelle, la Turquie du président Erdogan refuse de reconnaître les crimes historiques de la Turquie. Tous les pays devraient emboîter le pas à la France et à l’Allemagne et adopter des lois en vertu desquelles le déni des génocides des Arméniens et des Grecs pontiques constitue un crime passible d’une peine de prison ou d’une amende, ou des deux.

Quatrièmement, il est impératif que l’ONU ou l’UE (de préférence l’UE pour éviter les rivalités politiques) mette en place une commission chargée d’assurer un suivi des conflits internes ou entre des pays, qui pourraient mener à un génocide. Des mesures préventives peuvent être prises pour éviter que de tels conflits ne s’aggravent. Autrement dit, une intervention précoce pourrait certainement désamorcer des tensions et atténuer des conflits. Par exemple, une intervention précoce au Rwanda aurait pu empêcher le génocide des Tutsis.

Certains signes montraient clairement que la tension entre les deux parties montait ; le commandant des forces du maintien de la paix de l’ONU, le Général Roméo Dallaire, a averti ses supérieurs à New York qu’un génocide était imminent dans un document aujourd’hui connu sous le nom de « fax du génocide ». Le massacre de près de 800 000 personnes en 90 jours n’était pas le fruit d’une explosion spontanée, mais clairement d’un stratagème prémédité en cours d’élaboration depuis un certain temps.

Enfin, à l’ère sans précédent des médias sociaux qui nous permettent de communiquer avec des millions de personnes en seulement quelques minutes, il convient d’utiliser pleinement ces outils pour mieux faire connaître les génocides. Aussi controversée que puisse être l’utilisation de ces médias, leur omniprésence écrasante ne peut être ignorée, et leur pouvoir doit servir à sensibiliser le public aux génocides passés, afin de prévenir de nouvelles violations flagrantes des droits de l’homme.

Dans la même veine, les sociétés telles que Facebook, dont la plateforme a permis d’inciter au génocide au Myanmar, et Twitter, dont l’État islamique s’est servi, de façon révolutionnaire, pour promouvoir son idéologie, doivent être tenues responsables et supprimer activement les contenus incitant à la haine et à la violence.

La guerre civile en Syrie, qui a causé à ce jour la mort de plus de 600 000 personnes, entraîné la fuite de cinq millions de réfugiés, et le déplacement interne d’autant de personnes, ne constitue pas, par définition, un génocide. Néanmoins, le fait de bombarder aveuglément des villes et des villages depuis le ciel pour tuer des dizaines de milliers d’innocents s’y apparente. Lorsque de telles atrocités peuvent être commises en Syrie et au Yémen sans qu’aucun effort soit déployé pour y mettre un terme, cela montre à quel point la communauté internationale, en permettant ces carnages épouvantables, est devenue inepte et indifférente.

Ces types de violations flagrantes des droits de l’homme, commises en toute impunité, ainsi que les génocides perpétrés actuellement contre les musulmans rohingyas au Myanmar, les Yazidis, les Kurdes et les chrétiens par l’État islamique, soulèvent de sérieuses interrogations quant à notre capacité à lutter contre ces crimes terribles. Nous en sommes capables, si seulement nous en avons la volonté. Mais nous ne sommes toujours pas disposés à nous élever contre ces abominations et à prendre toutes les mesures nécessaires pour les empêcher.

Qu’est-ce qui a changé et qu’avons-nous appris des génocides précédents ? Trop peu de choses. Tant que notre intérêt politique à court terme passera avant des vies humaines, nous prouverons que nous n’avons rien appris de l’histoire et que nous sommes condamnés à répéter nos erreurs, encore et encore. Nous devons respecter cette devise – « plus jamais ça » – et agir avant qu’il ne soit trop tard.

TAGS
Non classé
SHARE ARTICLE