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février 9, 2017

Erdogan: un exemple classique de corruption par le pouvoir

Le présent article est le deuxième d’une série de textes fondés en partie sur des témoignages concernant la détérioration rapide des conditions sociopolitiques en Turquie et sur ce que l’avenir réserve à ce pays. Le premier article est disponible ici.

La corruption endémique en Turquie impliquant pratiquement toutes les couches sociales du pays a déjà fait couler beaucoup d’encre. Notamment celle qui met en cause le monde politique, l’appareil judiciaire, l’administration gouvernementale, le secteur privé, la société civile, le milieu des affaires et l’armée, et qui tranche nettement avec la vision grandiose du président Erdogan : faire de la Turquie un acteur important de la scène internationale. Quinze ans après son accession au pouvoir, Erdogan préside désormais un État où règnent corruption, théories du complot et intrigues. Il utilise tous les niveaux de pouvoir pour camoufler cette corruption généralisée qui ronge la nation et fait de l’ombre à la croissance économique et aux progrès socioéconomiques remarquables qu’il a accomplis lors de ses neuf premières années à la tête du pays.

Pour mieux consolider son règne, Erdogan a intimidé ses opposants politiques, émasculé l’armée, bâillonné la presse et affaibli le système judiciaire. Dernièrement encore, il a fait pression sur le parlement l’incitant à modifier la constitution principalement pour s’octroyer des pouvoirs absolus.

L’indice de perception de la corruption calculé par Transparency International classe la Turquie à la 75e place mondiale en matière de transparence. Celle-ci perd ainsi neuf places par rapport à 2015 et se retrouve aux côtés de la Bulgarie, du Koweït et de la Tunisie. Plus de 40 % des ménages turcs sont convaincus que les agents de la fonction publique sont corrompus.

L’économie : Les progrès économiques en Turquie sont ralentis par l’ampleur de la corruption qui y règne. Lors des premières années de mandat d’Erdogan, l’économie avait augmenté de 5 à 7 pour cent, car il en avait fait une priorité, tout en axant sa politique sur les pauvres et les gens moins cultivés, qui étaient alors devenus ses partisans les plus fidèles.

Tant que l’économie mondiale était solide, la Turquie enregistrait une croissance importante, mais le ralentissement récent de l’activité économique a révélé la ligne de faille de l’économie turque. Les investisseurs locaux et étrangers peinent aujourd’hui à obtenir des licences de développement sans verser de pots-de-vin aux fonctionnaires, tant la bureaucratie est étouffante et corrompue.

En 2013, une enquête sur la corruption révélait que pas moins de 17,5 millions de dollars en espèces avaient été retrouvés dans la demeure de plusieurs agents de l’État, parmi lesquels le directeur de la banque publique Halkbank. Cinquante-deux personnes associées au parti AKP au pouvoir ont été placées en détention en une seule journée, puis relâchées du fait de « l’absence de preuves ».

Devant cette triste réalité, et tant que le gouvernement continue de nier l’existence de cette corruption galopante, l’ambition d’Erdogan de hisser l’économie turque parmi les dix économies les plus importantes d’ici 2023 (pour marquer le 100e anniversaire de la République de Turquie) est aujourd’hui une pure chimère.

La presse bâillonnée : Erdogan mène une politique de tolérance zéro vis-à-vis de la critique et a tout mis en œuvre pour étouffer la presse. Les médias qui ont osé révéler au grand jour des affaires de corruption sont devenus des « ennemis de l’État ».

Selon le Comité pour la protection des journalistes, 81 journalistes se trouvent actuellement en prison, tous faisant face à des accusations antiétatiques, et le gouvernement a ordonné la fermeture de plus de 100 nouveaux organes d’information. Au total, entre le 20 juillet et le 31 décembre 2016, 178 sociétés de diffusion, sites Internet et journaux ont dû mettre un terme à leurs activités.

Alors qu’au sein d’une démocratie, les médias occupent une place essentielle pour s’assurer de l’intégrité du gouvernement, en Turquie, le journalisme d’enquête est devenu tabou, car le gouvernement Erdogan est terrifié à l’idée que des affaires de corruption impliquant directement des membres du gouvernement soient révélées.

Les conséquences de cette situation se font largement ressentir, dans la mesure où d’autres pays, en particulier des démocraties, commencent à se méfier des positions de la Turquie. Le manque de transparence entache considérablement sa crédibilité et son statut sur la scène internationale.

Le monde politique : Un sondage révèle que deux tiers des Turcs interrogés pensent que les partis politiques sont corrompus. La Turquie est dépourvue d’une entité chargée de surveiller le financement des partis. Ces derniers doivent soumettre leurs tableaux financiers à la Cour constitutionnelle, une institution mal équipée pour effectuer les vérifications nécessaires.

De plus, selon la Fondation turque pour les études économiques et sociales, la Turquie « ne dispose pas de procédures réglementaires spécifiques visant à éviter d’éventuels conflits d’intérêts » pour les parlementaires qui poursuivent leur carrière dans le secteur privé après avoir terminé leur mandat.

En réponse au « paquet sur la transparence » de l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu, Erdogan a déclaré sans vergogne que « Si cela [le fait d’exiger des responsables du parti qu’ils dévoilent leur richesse] continue ainsi, on ne trouvera plus personne pour présider les antennes provinciales et régionales [de l’AKP] ».

Plusieurs ministres du gouvernement Erdogan (le ministre de l’Économie Zafer Çağlayan, le ministre de l’Intérieur Muammer Güler, et le ministre de l’Environnement Erdoğan Bayraktar) ont démissionné après l’arrestation de leurs fils suivant des allégations de corruption. À la suite de leur démission, Erdogan « s’est mis à licencier des milliers de policiers, de procureurs et de juges », puis a accusé le mouvement Gülen de tentative de coup d’État.

L’arrestation et l’inculpation devant les tribunaux américains du négociant en or turco-iranien Reza Zarrab représentent une menace importante pour l’autorité d’Erdogan, étant donné que de hauts dirigeants du parti AKP sont empêtrés dans cette mise en accusation, dont certains membres de la famille d’Erdogan. Les médias progouvernementaux ont rapidement porté des accusations à l’encontre du juge et du procureur américain impliqués dans cette affaire, les accusant de servir le mouvement Gülen.

Les ramifications de cette corruption politique généralisée se répercutent en outre considérablement sur les relations entre la Turquie et les gouvernements étrangers qui interagissent avec Ankara plutôt par nécessité que par choix délibéré, en particulier l’UE, fragilisant ainsi les relations étrangères de la Turquie et mettant en péril sa sécurité sur le long terme.

L’appareil judiciaire : Selon le baromètre de la corruption mondiale publié en 2013 par Transparency International, 13 % des ménages ont déclaré avoir versé des pots-de-vin lorsqu’ils ont dû se confronter au système judiciaire. Un pourcentage qui n’a cessé d’augmenter au cours des trois dernières années. Les failles du système judiciaire ont « sapé la confiance que plaçait l’ensemble de la société turque dans les décisions prises par la justice, sans compter qu’elles étaient déjà soupçonnées d’être entachées par des règlements de compte politiques ».

Un appareil judiciaire impartial est indispensable pour instaurer une démocratie saine et durable. Lorsqu’il devient corrompu, comme c’est le cas en Turquie, ce n’est pas seulement les affaires traduites en justice qui sont compromises : un effet domino se produit et altère le comportement des fonctionnaires qui se livrent à des activités criminelles, certains de pouvoir continuer d’agir ainsi en toute impunité.

L’armée : D’après le rapport d’étape 2016 de l’UE, le personnel chargé de la lutte contre le terrorisme bénéficie d’une protection juridique très étendue. De leur côté, « l’armée et les services secrets ne doivent toujours pas rendre suffisamment de comptes devant le Parlement ». Ce même rapport indique que « l’accès aux rapports d’audit de la Cour des comptes turque sur les agences de renseignement, de défense et de sécurité demeure limité ».

Le remplacement de centaines de généraux exigé par Erdogan a entraîné une diminution de la planification stratégique et de la qualité générale de l’efficacité militaire. Ses purges au sein des hauts gradés de l’armée il y a trois ans, accusés de conspiration pour renverser le gouvernement, ont fragilisé la position de la Turquie à l’OTAN.

De la même façon, les purges subies par le sommet de l’armée à la suite du coup d’État de juillet 2016 ont affaibli davantage la capacité d’intervention des forces armées, ce qui met sérieusement en doute l’efficacité et les prouesses militaires de la Turquie en sa qualité de membre de l’OTAN.

La Turquie défie ainsi la charte de l’OTAN qui exige de ses membres de « sauvegarder la liberté de leurs peuples, leur héritage commun et leur civilisation, fondés sur les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit. » Si elle ne respecte pas ces principes, la Turquie risque d’être expulsée de l’OTAN, d’autant plus qu’Erdogan semble se rapprocher de plus en plus de Moscou.

La société civile : Le rapport d’étape 2016 de l’UE indique que : « La participation de la société civile dans le processus budgétaire reste faible… et les organisations indépendantes de la société civile sont rarement impliquées dans les processus décisionnels et législatifs. »

La corruption suscite la peur au sein de la société : les individus qui auraient pu dénoncer des actes de corruption craignent désormais de s’impliquer dans ce type d’affaires. Selon Oya Özarslan, présidente du bureau turc de Transparency International, « Aujourd’hui, on ne sait plus donner de bon ou de mauvais exemple aux gens, car il est devenu impossible d’intenter des procès pour corruption en Turquie. Cette situation légitime à son tour le principe selon lequel [les corrompus] s’en sortent toujours. »

Le parti AKP s’est engagé à « [mener une] lutte des plus intensives [contre la corruption] » et à garantir pleinement « le triomphe de la transparence et de la responsabilité dans tous les domaines de la vie publique… [afin de prévenir] la pollution des politiques », mais Erdogan lui-même a rejeté toutes les mesures pratiques visant à enrayer la corruption, craignant des révélations qui pourraient lui être préjudiciables.

Hélas, une bonne partie de ce qu’Erdogan désirait aurait pu se réaliser s’il avait poursuivi les réformes qu’il avait instaurées et donné à la Turquie le statut international tant souhaité, sans recourir à l’autoritarisme.

Après 15 années de pouvoir, Erdogan est devenu un exemple classique de corruption par le pouvoir. Il est temps que le peuple et les partis d’opposition exigent son départ du paysage politique, afin de laisser la place à un gouvernement élu démocratiquement et d’endiguer pour de bon la corruption qui ronge le pays.

Sinon, la Turquie pourra renoncer à son énorme potentiel et ne deviendra jamais un acteur important sur la scène internationale.

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