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octobre 10, 2017

La chute de la démocratie turque : lettre ouverte au président Erdogan

Monsieur le Président,

Je me suis rendu dans votre pays des centaines de fois et j’y ai noué des relations étroites et amicales avec de nombreux Turcs de tous horizons. Tous ont tiré une grande fierté des progrès incroyables réalisés par la Turquie sous votre mandat. Au cours de vos dix premières années en tant que Premier ministre, vous avez transformé la Turquie sur les plans économique, politique et social et vous avez remis le pays sur la voie de la grandeur en tant que nouvelle puissance régionale et mondiale. Voilà pourquoi, Monsieur le Président, il me peine de vous voir – vous qui étiez jadis un grand réformateur – réduire à néant vos propres exploits impressionnants, que n’importe quel dirigeant aurait tenté de pérenniser de toutes ses forces. Vous avez choisi d’emprunter le chemin de la destruction au sommet de votre carrière, alors que vous auriez pu marquer l’avenir de la Turquie et même rivaliser avec Mustafa Kemal Atatürk, vénéré fondateur de la République turque.

La liste des transgressions que vous avez commises est douloureuse, mais il est nécessaire de toutes les énumérer, car leur ampleur se répercute considérablement sur la Turquie et pourrait bien condamner tout espoir de la voir prendre un jour la place qui lui revient sur la scène internationale. J’espère que la Turquie peut encore être sauvée de votre règne tyrannique qui a fait de ce pays un État policier, qui a divisé ses citoyens et qui a saccagé ce qui restait de sa démocratie.

L’occasion historique d’offrir un modèle de démocratie islamique au monde arabe vous a été donnée au lendemain du Printemps arabe, mais vous avez préféré geler toutes les réformes politiques. Vous avez décidé d’ancrer l’islam plus profondément dans l’enseignement laïc du pays en développant l’éducation religieuse au sein des établissements d’apprentissage, dans le but de former une nouvelle génération islamique bien rangée. Ce n’est pourtant pas le rêve du peuple turc, qui désire une véritable démocratie de type occidental avec des valeurs islamiques, comme l’envisageait Atatürk.

Vous avez presque réalisé le rêve de votre peuple lorsque vous avez adopté le Partenariat pour l’adhésion de la Turquie avec l’Europe. Ce partenariat dotait Ankara d’une feuille de route pour faire de la Turquie un membre actif de la communauté européenne, utilisant ses vastes ressources humaines et naturelles pour la transformer en puissance constructive sur la scène internationale. Mais vous avez tout à coup abandonné les idéaux politiques et sociaux européens, anéantissant l’adhésion éventuelle de la Turquie à l’UE, tout en flirtant avec la Russie au grand désarroi du peuple turc et de ses alliés occidentaux.

Quelle noble idée vous avez eue de suivre une doctrine de politique étrangère solide fondée sur le principe « zéro problème avec les voisins » que vous prôniez fièrement. Mais vous vous êtes ensuite éloigné des partenaires traditionnels et des nouveaux amis de la Turquie. Malheureusement, votre pays rencontre aujourd’hui des problèmes avec pratiquement tous ses voisins : la Chypre, la Grèce, l’Irak, l’Iran, la Syrie, l’Arménie et le Caucase se sont tous détournés de la Turquie, sans parler des relations tendues avec l’UE et les États-Unis.

Et comment pourrirez-vous faire marche arrière en ce qui concerne votre propre communauté kurde ? Ce sont des citoyens turcs. Pourquoi leur refusez-vous le droit de vivre conformément à leur héritage culturel ? Vous avez entrepris des démarches musclées pour les traiter de manière discriminatoire comme s’ils étaient vos ennemis jurés. Non, Monsieur le Président, lorsque vous réprimez le parti légal pro-kurde pour la paix et la démocratie et que vous arrêtez des notables et des intellectuels kurdes, les soupçonnant d’avoir des liens présumés avec le PKK, ne comptez pas sur la loyauté, car vous ne faites qu’inciter à la violence. Vous menacez ouvertement les Kurdes irakiens de représailles dans leur quête d’indépendance, de peur que votre propre communauté kurde leur emboîte le pas. Pourtant, vous ne vous rendez pas compte que vos politiques belligérantes ne font qu’aggraver le séparatisme que vous craignez tant.

Vous prétendez cyniquement que la Turquie est une démocratie, mais vous limitez les manifestations publiques pacifiques, symboles de la démocratie. Les affrontements sur la place Taksim et les mauvais traitements dont ont fait l’objet plusieurs manifestants montrent que la Turquie sous votre règne est dirigée par le gouvernement d’un seul homme. Au lendemain des démonstrations, vous avez mis sur pied une campagne brutale contre ceux qui avaient participé à la manifestation dans le but de répandre la peur et de réprimer la voix du peuple.

Je sais que vous êtes fier – et pour de bonnes raisons – d’avoir stimulé l’économie en triplant quasiment le PNB de la Turquie lors de vos premières années de mandat. Mais ensuite, le taux de pauvreté de la population dans votre pays s’élève à présent à 22,4 %, soit un quart (20 millions) de la population turque. Vous ne daignez pas reconnaître ce fait ; vous préférez nier cette réalité pour mieux flatter votre égo démesuré à propos du miracle économique de la Turquie.

Vous avez aboli sans vergogne les tribunaux en charge de la sûreté de l’État, enfreint les droits des défendeurs et des détenus, rétabli la brutalité policière et mis en jeu les droits civils et politiques. Avez-vous jeté un coup d’œil au rapport mondial de Human Rights Watch qui révèle que le gouvernement turc a intenté des poursuites injustifiées pour « abus de la liberté de parole » et utilisé des lois arbitraires sur le terrorisme, sous votre surveillance ? Vos citoyens sont terrifiés à l’idée que quelqu’un puisse écouter leurs conversations. Ils n’osent même pas tweeter sans crainte d’être interrogés sur leurs pensées.

Vous avez émasculé l’armée, gardien d’un pays démocratique et laïque, en utilisant comme excuse la demande de l’OTAN de subordonner les militaires à l’autorité civile. Vous avez révoqué, sans aucun scrupule, près de 3000 officiers, tout en exerçant la prérogative de donner des ordres directs aux chefs de toutes les branches militaires, afin d’empêcher l’armée de vous évincer du pouvoir et de vous poursuivre pour avoir suivi un programme islamique, comme elle l’a fait pour trois de vos prédécesseurs.

Vous manifestez une arrogance sans retenue vis-à-vis de l’Occident, en accusant l’Allemagne de recourir à des « mesures nazies » lorsque son gouvernement a refusé à vos partisans d’organiser des rassemblements dans son pays pour montrer votre emprise et votre influence, dans le seul but de nourrir votre égo surdimensionné. Vous vous êtes montré extrêmement satisfait en contemplant vos gardes du corps battre effrontément des manifestants pacifiques à Washington et à New York, parce que le concept de dissidence et de manifestation vous est totalement inconnu, même à l’étranger.

Sous le couvert de la lutte contre l’État islamique, vous vous êtes employé ces trois dernières années à combattre les Kurdes syriens. Plusieurs rapports crédibles suggèrent que vous achetez du pétrole à l’État islamique, l’aidant ainsi financièrement ainsi que dans ses efforts de recrutement en permettant à des milliers de volontaires de franchir la frontière turque vers la Syrie pour rejoindre ses rangs. Vous fermez les yeux sur les crimes haineux de l’État islamique, parce que ses références islamiques ont plus d’importance à vos yeux que la vie de milliers d’innocents.

Et la corruption ? Elle est omniprésente sous votre mandat. Plusieurs employés municipaux ainsi que des hommes d’affaires, les fils de trois de vos ministres et votre propre fils ont été accusés de corruption. Au lieu de prendre ces accusations au sérieux, vous avez licencié les hauts fonctionnaires qui enquêtaient sur cette affaire. Votre obstruction à la justice était si flagrante qu’elle vous a même valu les critiques de plusieurs membres de votre propre parti.

Assoiffé d’un pouvoir insatiable, vous avez fait pression pour que la constitution soit modifiée afin de codifier l’autorité absolue du président, tout en supprimant la fonction de Premier ministre. Le parlement ne fait plus qu’entériner les lois que vous souhaitez promouvoir pour votre agenda personnel. Vous avez trahi le peuple turc qui vous faisait confiance, en accumulant des pouvoirs sans précédent tout en soumettant vos concitoyens au despotisme et au désespoir.

Des centaines d’irrégularités ont été commises lors du référendum, qui a été organisé alors que l’état d’urgence est décrété depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016. Vous vous en êtes servi magistralement – le qualifiant de « don de Dieu » – pour vous débarrasser de vos opposants, promulguant une purge et semant la terreur et la peur dans tout le pays. Des membres de l’opposition ont été victimes d’intimidations, emprisonnés, roués de coups ou blessés par balle. De nombreux cas de fraude électorale ont été filmés.

Vous vous confortez dans des théories du complot. Bon nombre de représentants du gouvernement qui vous sont proches et de journaux gouvernementaux accusent le grand prédicateur musulman Fethullah Gülen et ses disciples de conspirer pour renverser votre gouvernement sans le moindre élément de preuve. Vous avez purgé sans pitié des dizaines de milliers d’hommes et de femmes innocents pour avoir prétendument soutenu le mouvement Gülen, leur refusant la possibilité de trouver un emploi et laissant leurs familles dans la misère.

Comme c’est commode pour vous de subordonner systématiquement l’appareil judiciaire à vos caprices. Vous avez émis des décrets imposant aux procureurs d’obtenir la permission d’enquêter sur les ministres qui violent la nouvelle constitution, vous permettant ainsi de contourner les règles pour gonfler vos muscles autoritaires. Il est déplorable de constater que les avocats sont terrifiés à l’idée de défendre quiconque serait accusé de soutenir Gülen ou les Kurdes, par crainte de représailles de vos services secrets.

Vous avez fait des journalistes votre cible privilégiée, les arrêtant et les emprisonnant sous le couvert d’inculpations fabriquées de toutes pièces ; plus d’une centaine de journalistes croupissent en prison. Reporters sans frontières classe la Turquie 154e sur 179 pays en termes de liberté de la presse. Des centaines de médias, y compris des journaux et des chaînes de télévision, ont été fermés ou repris dans le but de promouvoir vos idées fausses, en méprisant les principes éthiques de base du journalisme.

Vous avez manifesté une fausse piété en limitant les libertés sociales, prohibant la vente d’alcool entre 22 heures et 6 heures et voulant interdire les dortoirs mixtes dans les universités publiques. Vous croyez que vous avez le droit d’imposer votre code moral dans chaque foyer et de contrôler l’espace personnel de chaque citoyen turc, comme si tout cela était ordonné par une autorité supérieure et que vous étiez simplement son humble messager.

Votre extrémisme a aussi créé une division au sein de votre propre parti entre ceux qui vous soutiennent aveuglément et les modérés qui se préoccupent véritablement de la manière dont vous dirigez le pays. Vous entravez les partis d’opposition politique sous un vernis de démocratie. Il leur est donc extrêmement difficile de vous défier. En mai 2016, vous avez fait pression sur le parlement turc pour qu’il approuve un projet de loi levant l’immunité parlementaire des députés qui les mettait à l’abri des poursuites judiciaires, dans une tentative flagrante de marginaliser les députés kurdes.

Vous suggérez obstinément des images ottomanes dans la conscience collective, notamment en édifiant un « palais blanc » extravagant de 1100 pièces comme votre résidence ottomane. Votre tout dernier projet était la mosquée de Çamlıca, la plus grande mosquée d’Istanbul. Vous avez lancé la construction d’une autre mosquée sur la place Taksim, avec tous les ornements de l’époque ottomane que vous tentez de ressusciter alors qu’elle a été rejetée et vaincue il y a un siècle.

Vous affirmez être un homme de foi, un réformateur qui fait passer son pays en premier, mais vous êtes aveuglé par votre soif de pouvoir, en trahissant vos compatriotes. Les espoirs qu’ils ont nourris lors de la marche initiale de la Turquie vers la grandeur, sous votre direction en plus, se sont évanouis, ne laissant dans leur sillage que colère et angoisse.

Je sais que vous voulez présider le centième anniversaire de la nouvelle République de Turquie en 2023. Mais quel souvenir souhaitez-vous laisser derrière vous ? L’image d’un homme qui avait tous les pouvoirs pour faire de la Turquie une étoile scintillante et une nation fière, ou bien celle d’un sultan impitoyable qui a gaspillé le potentiel de la Turquie de devenir un jour un modèle de démocratie islamique promise à un avenir brillant ?

Vous avez laissé tomber votre peuple, qui doit désormais attendre votre départ de la vie publique pour respirer, penser et, oui, rêver à nouveau.

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