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avril 6, 2017

La fin imminente de l’alliance entre l’Occident et la Turquie

Les tensions grandissantes entre la Turquie et ses alliés occidentaux, qui s’étaient déjà aggravées sous l’administration de Barack Obama, laissent aujourd’hui peu de place à la coopération entre ces deux parties. En réalité, leurs relations se détériorent progressivement. Recep Tayyip Erdogan espérait qu’avec l’aide du président Trump, il pourrait renforcer ses liens en tant que membre de l’OTAN, mais cet espoir s’est évanoui de façon spectaculaire. Les États-Unis et l’UE sont encore en profond désaccord avec Ankara sur une série de questions, qui ne trouveront sans doute pas de sitôt une situation mutuellement profitable.

La Turquie s’éloigne de plus en plus des valeurs occidentales et, ce faisant, elle a peut-être déjà atteint un point de non-retour. Erdogan a retiré la Turquie de l’orbite de l’Occident et conduit l’alliance sur une trajectoire de collision. Cette querelle est notamment due aux événements troublants suivants qui ont eu lieu ces dernières années.

Le plus grand désaccord entre la Turquie, les États-Unis et l’Europe concerne la destruction systématique de tous les piliers démocratiques du pays provoquée par Erdogan qui a commis de graves violations des droits de l’homme, fermé des médias importants, jeté en prison des dizaines de journalistes et réprimé par la force toute manifestation pacifique. Erdogan a, en particulier, exploité la tentative de coup d’État militaire en juillet 2016 pour incarcérer des dizaines de milliers d’enseignants, de juges, de militaires, d’avocats et tous ceux qu’il a décidé d’accuser de complot contre le gouvernement. Hélas, la réaction publique de l’Occident face à cet assaut contre les droits de l’homme a été fortement minimisée, de peur que la Turquie, toujours activement impliquée dans la lutte contre l’État islamique, n’abandonne ses alliés occidentaux.

Dans ce combat, les États-Unis soutiennent depuis le début les Kurdes syriens et fournissent de l’argent et du matériel militaire à la milice kurde (le PYD). Alors que les effectifs du PYD se sont révélés être de redoutables combattants dans la lutte contre l’État islamique, Erdogan les considère comme une organisation terroriste qui collabore avec le bras militaire du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Erdogan a menacé de refuser aux États-Unis l’accès à la base aérienne turque d’Incirlik, s’ils continuent de soutenir le PYD et empêchent l’armée turque de participer activement à la lutte pour reprendre la ville de Raqqa, ce qui permettrait à Ankara d’établir une présence permanente en Syrie. Mais les États-Unis sont dérangés par le fait qu’au lieu de concentrer tous ses efforts sur la défaite de l’État islamique, Erdogan s’emploie à combattre l’allié de Washington (le PYD), sapant ainsi les efforts de la coalition pour vaincre l’EI.

Au cours des six dernières années, Erdogan s’est mis à adopter publiquement, avec le soutien de son parti islamique AKP, une position très religieuse. Il a d’ailleurs pris de nombreuses mesures symboliques et concrètes pour islamiser la Turquie. Il s’est lancé dans la construction de milliers de nouvelles mosquées, dont 80 dans différentes universités. Il a introduit les études islamiques dans les programmes scolaires et légalisé le port du voile pour les femmes. La connaissance des références islamiques est même devenue un critère déterminant pour obtenir un poste au sein du gouvernement. Erdogan n’a pas caché son ambition de diriger le monde arabe sunnite. Beaucoup en Occident pensent qu’il est déterminé à créer un État islamique sunnite façonné d’après l’Iran chiite, ce qui va à l’encontre des principes occidentaux de séparation de l’Église et de l’État.

Un autre conflit est né entre les États-Unis et Erdogan lorsque la Turquie a demandé à Washington d’extrader Fethullah Gülen, accusé par le président turc d’avoir fomenté le coup d’État militaire. Le gouvernement turc insiste sur le fait qu’il a fourni des preuves incontestables qui justifient son extradition, mais l’administration Trump (comme celle de son prédécesseur) soutient ne pas avoir trouvé suffisamment d’éléments pour garantir l’extradition de Fethullah Gülen. Dans tous les cas, le Département d’État américain considère que l’affaire Gülen n’est pas une affaire politique, et qu’elle relève de la stricte compétence du pouvoir judiciaire. Il n’empêche que ce conflit sur le sort de Fethullah Gülen empoisonne davantage les relations entre la Turquie et les États-Unis.

La tendance d’Erdogan à intimider ses alliés occidentaux a dernièrement atteint un seuil critique. Ces derniers mois, il a intensifié ses récriminations à l’égard de l’UE et menacé d’annuler l’accord de réadmission des réfugiés qui traversent illégalement les frontières de l’Europe si l’UE ne permet pas aux citoyens turcs de pénétrer sur son territoire sans visa. Le chantage auquel se livre habituellement Erdogan vis-à-vis de ses alliés occidentaux soulève de sérieux doutes quant à sa fiabilité en tant que partenaire de confiance et des incertitudes concernant l’avenir de leurs relations bilatérales, surtout en termes de sécurité nationale.

Au cours des dernières semaines, les tensions entre les deux camps se sont encore exacerbées en raison des réticences européennes (en particulier l’Allemagne et les Pays-Bas) à permettre aux ministres turcs à tenir leurs meetings de campagne auprès des Turcs vivant en Europe, en faveur du prochain référendum qui accorderait à Erdogan des pouvoirs quasi absolus. Ce dernier a comparé les Pays-Bas et l’Allemagne aux « nazis et aux fascistes », une accusation qui a particulièrement enflammé les Allemands, qui sont naturellement sensibles à l’ère nazie. L’ironie, c’est qu’Erdogan nie formellement le rôle des Ottomans dans le génocide de plus d’un million d’Arméniens et qu’il se met en colère dès qu’on leur attribue ce terrible épisode historique.

Bien qu’étant membre de l’OTAN, la Turquie flirte avec la Russie, ce qui soulève de graves questions quant à la loyauté d’Erdogan et à son engagement vis-à-vis de cette alliance vieille de soixante-dix ans. Erdogan a récemment déclaré que la Russie pourrait remplacer l’Occident et devenir son allié. Il envisage d’ailleurs sérieusement d’acheter le système russe de défense aérienne S-400. Le président turc n’ira peut-être pas au bout de sa conjecture publique sur l’avenir de ses relations avec la Russie, mais le fait même qu’il se dise prêt, dans certaines circonstances, à s’allier avec l’ennemi juré de l’Occident est un signal effrayant adressé aux États-Unis et à l’Europe.

Plus récemment, les tensions entre les États-Unis et la Turquie se sont encore intensifiées suite à l’arrestation par le FBI de Mehmet Atilla, vice-président de la banque internationale Halkbank (banque publique de la Turquie), soupçonné d’avoir enfreint les sanctions imposées par les États-Unis à l’Iran en aidant Reza Zarrab, acteur de premier plan dans le commerce mondial, en attente de jugement aux États-Unis. Il s’avère que Reza Zarrab a servi d’intermédiaire entre la Turquie et l’Iran pour qu’Ankara puisse acheter du gaz et du pétrole à l’Iran en échange d’or, plus difficile à retracer. Halkbank a joué un rôle important dans ces transactions, que le gouvernement d’Erdogan a soutenu au mépris des sanctions des États-Unis.

Au vu de la détérioration constante des relations entre l’Occident et la Turquie sous le régime d’Erdogan, les chances de la Turquie de devenir un jour membre de l’UE se sont envolées. En outre, avec la montée de l’extrémisme islamique, l’UE n’est guère encline à admettre dans son club « chrétien » un État islamique dirigé par un dictateur en totale contradiction avec les valeurs sociopolitiques occidentales. De même, la Turquie a bel et bien gâché son potentiel de devenir une véritable démocratie islamique.

De plus, avec ses 75 millions d’habitants, la Turquie deviendrait le second pays d’Europe le plus peuplé, juste après l’Allemagne et ses 80 millions d’habitants Si elle devenait membre de l’UE, la Turquie serait en mesure d’influencer l’élaboration de toutes les stratégies économiques, politiques et de sécurité. Pour la majorité des États membres de l’UE, l’adhésion d’un État islamique, surtout dans le sillage du Brexit, n’est tout simplement pas envisageable.

Fait plus déconcertant encore : il n’est plus un secret pour personne que la viabilité et l’importance de la Turquie en tant que membre de l’OTAN sont remises en cause, non seulement à cause du comportement indiscipliné d’Erdogan, mais aussi parce que la Turquie sous sa houlette enfreint la charte des Nations Unies. Cette charte stipule expressément que les signataires « sont déterminés à sauvegarder la liberté de leurs peuples, leur héritage commun et leur civilisation, fondés sur les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit », lesquels sont tous gravement bafoués par Erdogan.

Il est temps que les États-Unis et l’UE cessent de minimiser l’écart considérable qui ne cesse de se creuser avec la Turquie sur les nombreux points litigieux qui les opposent. Tant qu’Erdogan restera au pouvoir, leur divorce avancera à grands pas. Aucune voix puissante ni d’un côté ni de l’autre ne semble vouloir tirer la sonnette d’alarme au sujet de cette rupture imminente.

Il appartient désormais au peuple turc désireux de vivre dans une Turquie laïque et démocratique empreinte de valeurs islamiques de dire NON lors du référendum du 16 avril visant à modifier la constitution, et refuser à Erdogan les pouvoirs dictatoriaux qu’il cherche à obtenir. Le défier lors de ce référendum pourrait également précipiter son départ de la scène politique.

Ce NON éviterait à la Turquie d’être gouvernée par un despotisme islamique et, à la demande générale, contribuerait au retour progressif du pays dans l’orbite occidentale, comme l’imaginait Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République turque.

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