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mai 7, 2018

L’Albanie doit faire un choix entre l’UE et la Turquie

Alon Ben-Meir et Arbana Xharra

« Sultan » d’un Empire ottoman illusoire, le président turc Recep Tayyip Erdogan exerce des pressions sur différents responsables politiques soumis de la région des Balkans pour accomplir ses quatre volontés afin de rétablir l’époque ottomane dans toute sa gloire passée. Aux yeux d’Erdogan, il ne s’agit pas simplement d’une quête inassouvie : il s’attache depuis plusieurs années à intégrer les pays des Balkans (qu’il considère comme des proies faciles) dans sa sphère d’influence en diffusant son programme islamique sous couvert de coopération culturelle. Il investit massivement dans les infrastructures et les institutions religieuses, se servant des entreprises comme d’un moyen de pression (tout en bénéficiant des avantages économiques) dans le cadre de sa sinistre combine pour consolider l’emprise de la Turquie sur les États des Balkans dans le but de servir son dessin néo-ottoman.

L’ancien Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu s’est fait largement l’écho de la vision grandiose de son chef et président, affirmant que d’ici 2023 (l’année du 100e anniversaire de la République turque), la Turquie serait aussi puissante et influente que l’était l’Empire ottoman à son apogée. Les États des Balkans doivent prendre conscience que leurs perspectives de croissance économique, de prospérité, de liberté et de démocratie durable dépendent d’une étroite collaboration avec l’UE, et non d’un dictateur sans pitié qui se prend pour le sauveur des Balkans.

Selon le ministre turc de l’Économie, la valeur cumulée de l’investissement direct étranger de la Turquie dans les pays des Balkans a atteint environ 10 milliards de dollars fin 2016. Il y a un an, Erdogan déclarait fièrement dans une interview sur la chaîne de télévision albanaise « Top Channel » que la Turquie avait investi trois milliards d’euros en Albanie. « Je ne sais pas combien d’investissements ont été accordés par l’UE, mais nous continuerons d’en effectuer de notre côté. »

Les pays des Balkans occidentaux cherchent à établir des relations durables avec l’UE dans leurs efforts pour entrer dans l’Union. Avec l’adoption par la Commission européenne de son nouveau paquet élargissement, l’Albanie sera la première à entamer les pourparlers d’adhésion. Entre temps, la Turquie fait étalage de sa force économique pour attirer l’Albanie et les autres pays des Balkans dans sa propre orbite géostratégique.

Les investissements de la Turquie en Albanie sont sélectifs et calculés de façon stratégique pour produire le maximum d’impact économique et politique sur les marchés financiers ainsi que sur les grands projets nationaux. Ils concernent notamment l’acquisition de la deuxième plus grande banque du pays, d’installations hydroélectriques, d’une fonderie de fer, de l’ancien opérateur public de télécommunications « Albtelecom » et de l’opérateur mobile « Eagle Mobile ».

Le Premier ministre Edi Rama, qui soutient pleinement ces projets, est connu pour entretenir des relations étroites avec Erdogan (il est le seul dirigeant européen à avoir assisté au mariage de la fille du président turc). Il négocie actuellement la construction d’un aéroport touristique à Vlora, à 140 km au sud de la capitale Tirana.

Les citoyens albanais doivent se rendre compte que les investissements consentis par Erdogan dans leur économie ne sont qu’une façade pour camoufler son objectif global : rendre les Balkans de plus en plus dépendants de la Turquie, tout en faisant d’Ankara le centre de pouvoir dominant façon Empire ottoman à son heure de gloire.

Malgré les divers changements opérés au sein de ses systèmes politiques, l’Albanie a toujours été un État laïc, et ce depuis sa création en 1912. Après son indépendance, les régimes démocratiques, monarchiques, puis communistes totalitaires ont suivi une laïcisation systématique de la culture nationale. Mais ensuite, à l’inverse de la tendance sociopolitique libérale nationale, Erdogan a inauguré en 2015 la Grande Mosquée de Tirana, la plus grande mosquée d’Albanie, qui a coûté environ 30 millions d’euros et qui a été financée par la présidence turque des affaires religieuses (ou « Diyanet »).

Lors d’un discours prononcé à l’université de Colombia en avril dernier, le ministre albanais des Affaires étrangères Ditmir Bushati a éludé tous les faits concernant le programme islamique sans équivoque d’Erdogan en Albanie. Lorsque nous lui avons posé des questions à ce sujet, il a rétorqué, mal à l’aise, que « la Turquie n’avait pas construit la plus grande mosquée d’Albanie et que cette mosquée avait été érigée pour les besoins des musulmans ». Cette fausse déclaration s’inscrit dans le droit-fil de son refus d’admettre que des dizaines de nouvelles mosquées déjà inaugurées en Albanie ont été financées par Erdogan.

Le Premier ministre albanais Rama n’est pas le seul à flirter avec le président turc. Le président Ilir Meta, après sa rencontre avec le Premier ministre turc Binali Yıldırım, a souligné les perspectives de voir les deux pays renforcer leur coopération, sans tenir compte des préoccupations que partage une majorité d’Albanais persuadés que plus l’Albanie se rapprochera de la Turquie, plus elle s’éloignera de l’UE.

Lors d’un entretien, le journaliste et éditeur du journal Tema Mero Baze a affirmé que les investissements turcs provenaient d’un cercle fermé d’hommes d’affaires associés au président Erdogan et que ces investissements n’étaient pas acquis dans le cadre d’appels d’offres concurrentiels sur le marché libre. Ils sont négociés en privé et « pourraient donc poser problème en cas d’instabilité politique en Turquie », a expliqué Blaze, « au fur et à mesure qu’ils sont politiquement exposés à Erdogan — un autocrate susceptible de rencontrer de gros problèmes politiques par la suite, entraînant l’Albanie dans le marasme politique et économique [qui pourrait bien s’ensuivre] en Turquie ».

En janvier dernier, le député de l’opposition Dashamir Shehi a alerté le parlement de l’« invasion d’Erdogan en Albanie ». « Je suis contre l’expansion de la présence turque en Albanie. Je refuse les investissements et les turbulences politiques de la Turquie dans notre pays. Les Turcs s’emparent de notre chrome, de notre métallurgie, de nos écoles et de nos aéroports. Nous visons l’Europe et non l’Est. » Le Premier ministre lui a répondu d’un ton sarcastique : « Bois un verre de brandy et arrête de crier ».

Le philosophe et historien Xhemal Ahmeti, qui a écrit un traité pour le gouvernement albanais intitulé « Sauver la culture albanaise des tendances turques », nous a confié qu’Erdogan était celui qui, après le gouvernement albanais, avait le plus de pouvoir sur l’Albanie. Il a également condamné le manque de critiques ouvertes à l’égard de la Turquie dans les médias albanais, expliquant qu’« en menant ce type de politique, l’Albanie était en train de fermer toutes les portes à l’Occident ».

Il a suggéré que l’Albanie prenne des mesures concrètes contre le salafisme et l’« erdoganisme », car leurs instructeurs, leurs émissaires et leurs idéologues infiltrent les partis politiques, les associations académiques et les mosquées en Albanie, au Kosovo, en Macédoine et dans d’autres pays des Balkans.

Erdogan est en train de droguer l’Albanie en lui fournissant de petites doses de développement économique jusqu’à ce qu’elle succombe à sa manipulation et à sa tromperie. Si l’Albanie se tourne vers l’Union européenne comme elle le dit officiellement, elle ne devrait pas permettre au président turc de dominer son pays par quelque moyen ou persuasion que ce soit. Les dirigeants albanais doivent se rappeler que l’UE n’acceptera aucun nouveau membre profondément attaché à Erdogan, surtout maintenant que son ambition pure et simple de dominer les Balkans a été dévoilée au monde entier.

L’Europe est consciente que l’objectif déclaré d’Erdogan est de rétablir une puissance néo-ottomane régionale, défiant directement les valeurs occidentales. Il y a à peine quelques semaines, ce sentiment a été clairement exprimé par le député Alparslan Kavaklıoğlu, membre de l’AKP au pouvoir et président de la Commission de la sécurité et des renseignements du parlement : « L’Europe sera musulmane. Nous serons efficaces là-bas, si Allah le veut. J’en suis sûr. »

La trajectoire diplomatique et militaire de la Turquie sous la férule d’Erdogan ne changera pas tant que celui-ci demeurera sur la scène politique. Les États des Balkans, et en particulier l’Albanie, qui se trouve en première ligne pour rejoindre l’UE, doivent calibrer prudemment leurs relations avec la Turquie.

L’UE doit indiquer clairement que dans la mesure où le plein respect de sa charte, surtout en ce qui concerne les droits de l’Homme, la liberté et une forme de gouvernement démocratique, est une condition préalable à l’adhésion à l’UE, l’Albanie ne doit pas se rapprocher d’Erdogan qui a choisi d’abandonner sans vergogne les principes fondateurs de l’UE.

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