Les conséquences de la rivalité islamique entre Fethullah Gülen et Recep Tayyip Erdogan
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Alon Ben-Meir et Arbana Xharra
Il y a cinq ans, Fethullah Gülen et le président turc Recep Tayyip Erdogan étaient des alliés qui se soutenaient mutuellement. Tous deux ont fait de l’islam le fondement de leur doctrine, les distinguant, sur le plan idéologique, de l’homme d’État laïc et révolutionnaire que fut Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la nouvelle République de Turquie en 1923.
Cela étant, d’un point de vue historique, les orientations islamiques d’Erdogan et de Gülen sont contradictoires. Le mouvement Hizmet (le « service » en turc) inspiré par Fethullah Gülen assume et pratique une version soufie de l’islam, ouverte au dialogue avec les autres religions, et croît en un changement ascendant par l’éducation. À l’inverse, Erdogan et son Parti de la justice et du développement (AKP) ont embrassé un islam politique emprunté pour l’essentiel aux premiers Frères musulmans sunnites : ils croient en un changement du haut vers le bas, qu’ils ont provoqué en usurpant l’autorité et en contraignant le peuple au changement par l’application des pouvoirs de l’État.
En 2011, Erdogan a fondé l’AKP ; lors des élections de l’année suivante, le Parti a obtenu une majorité relative permettant à Erdogan d’accéder au poste de Premier ministre. Son engagement à faire de la Turquie un modèle de démocratie islamique, conjugué au développement économique et aux réformes sociopolitiques, lui a valu un soutien massif de la population turque, y compris des disciples de Gülen.
Au cours des sept années qui ont suivi, il s’est d’abord consacré au développement économique inclusif de son pays pour répondre aux besoins pressants des électeurs plus démunis et moins instruits, qui représentent près de la moitié de la population turque. Au fur et à mesure que le développement économique se poursuivait, il s’est lancé dans des réformes sociales et démocratiques, notamment en subordonnant les forces militaires aux autorités civiles et en reconnaissant les droits des minorités, y compris les Kurdes turcs. Sa capacité à tenir ses promesses sur ces fronts décisifs lui a permis de consolider son pouvoir et de passer à l‘étape suivante afin de promouvoir son programme islamique.
Ces premières réformes ont instauré un climat de grande confiance à l’égard du gouvernement de l’AKP au sein de la population turque et du mouvement Hizmet, qui étaient persuadés que le Parti endiguerait la corruption et introduirait des réformes démocratiques refusées par les gouvernements turcs antérieurs.
Selon Erdogan, « la démocratie est comme un train ; une fois arrivé à destination, vous pouvez en descendre ». La poursuite des négociations d’adhésion avec l’UE lui servait de couverture solide, bien que la Turquie n’ait eu aucune chance de devenir membre de l’UE. En outre, Erdogan ne négociait pas de bonne foi, cette adhésion allant à l’encontre de son programme islamique.
À l’inverse, le mouvement Hizmet ne dispose pas de structure formelle, d’organisation visible ou de membres officiels. Et pourtant, il est devenu le plus grand réseau musulman du monde. Hizmet s’emploie à promouvoir des projets en matière de développement ainsi que l’éducation pour le bien commun. Les partisans de ce mouvement affirment n’œuvrer ensemble que dans une alliance assez disparate inspirée par le message de Fethullah Gülen.
Depuis qu’il s’est exilé de sa propre initiative en 1999, Fethullah Gülen a bâti un empire commercial impressionnant. « Son réseau de médias en Turquie et à l’étranger était devenu de plus en plus puissant ; ses écoles préparaient la prochaine génération… ses banques ont facilité la circulation et le transfert de fonds… là où les affaires financières de certains pays sont régies par des principes islamiques », évoquait la radio Deutsche Welle. Malgré les mesures de répression prises par Erdogan à l’égard des finances de Gülen, des milliers d’entreprises à l’intérieur comme à l’extérieur de la Turquie, ainsi que des centaines de milliers de partisans, continuent de contribuer généreusement au financement du mouvement Hizmet.
Fethullah Gülen a quitté la Turquie en 1999 alors qu’il faisait l’objet d’une enquête pour atteinte au gouvernement, qui relevait encore à l’époque de l’élite laïque turque avec le soutien de l’armée. En 2000, il a été reconnu coupable par contumace d’avoir fomenté un complot pour renverser le gouvernement, en introduisant des fonctionnaires dans divers bureaux gouvernementaux – un acte d’accusation qu’il a rejeté avec véhémence et qui reviendrait le hanter plus tard sous Erdogan.
Avant 1999, Fethullah Gülen opérait dans une Turquie constitutionnellement laïque. Ses disciples se sont répandus dans toutes les institutions turques au cours des quatre dernières décennies. Ses défenseurs le surnomment le « gourou de l’islam modéré », marqué par son humanitarisme tout en défendant son idéologie par le biais d’un réseau d’écoles très performantes en Turquie et dans près de 140 pays. Alors que Gülen éduquait les jeunes aux sciences et aux langues étrangères, Erdogan ne se montrait pas aussi enthousiaste à l’égard de l’éducation, reflétant ainsi sa base, composée en grande partie des plus démunis et des moins instruits.
Si Erdogan n’a jamais fait confiance à Gülen, il a décidé dans un premier temps de coopérer avec lui pour gagner le soutien de ses partisans. Mais dès qu’il a solidifié sa base et progressivement exercé des pouvoirs dictatoriaux au moyen d’amendements constitutionnels, il a pu éliminer ses rivaux – au premier rang desquels se trouvait Gülen – afin de réaliser son rêve de califat tant attendu, en faisant renaître les vestiges de l’Empire ottoman.
Le but d’Erdogan était d’influencer les gouvernements des quatre coins du monde, en particulier en Afrique et en Asie centrale, pour qu’ils ferment les écoles affiliées au mouvement Gülen dans leur pays. « Quand on examine les déclarations d’Erdogan et les documents dénichés ces dernières années, on peut en déduire facilement qu’Erdogan n’a jamais apprécié… Gülen », explique Sıtkı Özcan, journaliste aux États-Unis pour Zaman Amerika.
Selon le journaliste d’investigation turc Aydoğan Vatandaş, les dirigeants du mouvement Gülen n’ont pas su déceler les véritables ambitions d’Erdogan, en grande partie, parce qu’ils étaient persuadés que la subordination de l’armée aux autorités civiles et la limitation de l’influence de l’appareil judiciaire n’auraient pas d’effets négatifs dramatiques sur la démocratie turque. « Ils ont cru à tort que l’affaiblissement de ces institutions favoriserait l’émergence d’une démocratie. » D’après lui, Erdogan a déjà consolidé son pouvoir pour refaçonner la société, aboutissant au nettoyage complet du mouvement Gülen dans la société turque.
Depuis la tentative de coup d’État en juillet 2016, près de 445 000 personnes ont fait l’objet de procédures judiciaires, victimes de fausses accusations d’appartenance au mouvement Gülen, parmi lesquelles figuraient des juges, des enseignants, des policiers et des journalistes. Plus de 100 membres présumés du mouvement ont en outre été enlevés dans d’autres pays.
Nazmi Ulus, représentant du mouvement Gülen au Kosovo, a déclaré que même si le mouvement maintient ses écoles (collèges Mehmet Âkif) et poursuit ses activités, ses membres ne se sentent plus en sécurité, surtout depuis l’enlèvement par Erdogan de six Turcs vivant au Kosovo en mars. « Si l’on tient compte de la population kosovare, oui, nous pouvons dire que nous sommes en sécurité, mais encore une fois, si l’on considère l’affirmation de soi… et aussi la capacité [d’Erdogan à faire du chantage et]… à opérer dans la région, il est impossible d’affirmer que nous sommes en sécurité. »
Bien qu’Erdogan ait presque détruit le mouvement Hizmet en Turquie, des centaines de milliers de partisans sont toujours pleinement, mais discrètement, retranchés dans des institutions privées et gouvernementales, et bien intégrés dans de nombreux de pays, dont les États-Unis, qui restent hors de sa portée.
La rivalité opposant Recep Tayyip Erdogan à Fethullah Gülen semble indiquer que, malgré ses efforts visant à anéantir le mouvement Hizmet, Erdogan finira dans le camp des perdants. La majorité de la population turque a profondément souffert de ses purges et de ses graves violations de droits humains ; cette souffrance, conjuguée à la détérioration alarmante de l’économie, rend Erdogan de plus en plus impopulaire.
Contrairement à Recep Tayyip Erdogan, avec lequel l’histoire ne sera pas tendre, Fethullah Gülen jouit d’une position non élue et demeure profondément vénéré par ses partisans. Il le restera aussi longtemps qu’il vivra et au-delà. Sa philosophie islamique sociale et ses services humanitaires survivront assurément à l’islam politique d’Erdogan, qui pourrait bien s’éteindre une fois que celui-ci aura quitté la scène politique.