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juin 2, 2017

L’occupation israélienne moralement indéfendable

Depuis longtemps, je soutiens que la mainmise israélienne sur la Cisjordanie va à l’encontre des principes moraux qui sous-tendent la création d’un État. Contrairement à ce qu’affirme le Premier ministre Benyamin Nétanyahou, l’occupation des territoires cisjordaniens contribue à affaiblir la sécurité nationale d’Israël plutôt que la renforcer. Les motifs de sécurité et de moralité ne suffisent pas à justifier cette situation. À moins qu’Israël ne retrouve le chemin de la vertu, personne ne pourra empêcher ce pays de se disloquer de l’intérieur et de se transformer en État paria sans âme, bien loin des grands rêves de ses pères fondateurs.

Il est possible de démontrer, à partir de quatre théories de l’éthique (le kantisme, l’utilitarisme, l’éthique de la vertu et la religion), l’absence de tout fondement moral dans l’occupation israélienne et de prouver qu’il incombe aux Israéliens d’y mettre définitivement un terme.

La première théorie morale est l’éthique déontologique, dont le plus grand représentant est Emmanuel Kant. Selon cette théorie, les conséquences n’ont rien à voir avec le caractère moral et immoral d’une action ; ce qui importe, c’est de savoir si l’action est réalisée par devoir ou par respect pour la loi morale.

Emmanual Kant a présenté plusieurs formules de la loi morale, qu’il qualifie d’impératif catégorique ; ses deux premières formules sont les plus pertinentes pour le sujet qui nous intéresse. La première part du principe que la moralité exige que nous agissions uniquement d’après une suite de maximes qui peuvent s’universaliser. Selon sa propre expression, « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». En résumé, n’agis que si tout le monde est capable de faire la même chose que toi.

La question est donc de savoir si l’occupation israélienne est une politique qui peut être universalisée et réussir ce test de raisonnement moral. La réponse est, de toute évidence, NON : la politique d’occupation est incohérente sur le plan rationnel, puisqu’elle oblige Israël à se soustraire aux normes politiques et morales reconnues par le reste de la communauté internationale (et qui servent à protéger Israël). L’État d’Israël fait de lui-même une exception – ce qui constitue le péché capital, d’après Kant. Israël affirme en effet que : « Nous ne devons pas respecter les mêmes règles que tout le monde. » En témoigne le fait qu’Israël prive les Palestiniens de leur droit à disposer d’eux-mêmes et justifie ce déni au nom de la sécurité nationale, alors même que la concrétisation d’une sécurité absolue rendrait invariablement les Palestiniens totalement vulnérables.

Israël a accepté une solution à deux États, et pourtant, il continue d’usurper les terres palestiniennes, bafouant ainsi les accords internationaux dont il est signataire (la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU, les Accords d’Oslo). En agissant ainsi, Israël va clairement à l’encontre de la première formule de cet impératif catégorique qui, comme l’a montré Kant, nous impose de respecter nos accords et nos contrats. Cela étant dit, Israël agit selon une maxime ou une politique de violation de ses accords afin de servir ses propres intérêts. Celle-ci ne peut être universalisée sans contradiction, car alors l’institution relative à la conclusion d’accords internationaux ne peut fonctionner.

Bien que de nombreux pays décident de rompre des accords internationaux, cela n’affecte nullement l’argument de Kant puisqu’il savait très bien que les hommes mentent, trichent et volent. Il se préoccupe uniquement du principe de moralité et de ce qu’il nécessite, que ces exigences soient ou non respectées. Israël bafoue donc la loi morale en maintenant son occupation et en attendant que les Palestiniens respectent les mêmes principes.

La seconde formule est de toujours traiter autrui comme une fin et jamais comme un simple moyen. En d’autres termes, Kant affirme qu’en tant qu’êtres humains rationnels pouvant agir conformément à une moralité, chacun de nous possède une valeur intrinsèque qui fait que nous devons respecter la dignité inhérente à chaque individu.

Dans le cas des Palestiniens sous occupation, Israël les traite comme des objets plutôt que comme des personnes qui pourraient accepter rationnellement la manière dont ils sont traités. Israël contraint les Palestiniens physiquement et psychologiquement en les privant de leurs droits fondamentaux par divers moyens : détentions administratives, raids nocturnes et expulsions. Les Israéliens les dépouillent de leur dignité et leur refusent leur autonomie.

La deuxième théorie morale est l’utilitarisme qui, dans sa forme actuelle, est né en Angleterre à la suite des travaux de Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Contrairement au kantisme, cette théorie met l’accent sur les conséquences de nos actes. Elle indique qu’une action est moralement juste si elle produit la plus grande somme de bonheur pour le plus grand nombre.

L’évaluation morale de toute politique dépend donc de sa capacité à privilégier l’intérêt général. La pensée utilitariste partage le point de vue de Kant sur un point fondamental : la moralité interdit toute exception pour soi-même. Pour des raisons évidentes, les gouvernements accordent une plus grande priorité à leur peuple. Mais l’occupation d’autres territoires optimise-t-elle la sécurité et le bien-être de tous les Israéliens ?

Même si Israël prend des mesures extraordinaires pour renforcer sa sécurité, la colonisation compromet en réalité la sécurité de l’État, ainsi que l’attestent les heurts sanglants incessants. De plus, si Israël décidait d’étendre ses considérations morales à l’ensemble des Palestiniens, la politique d’occupation échouerait pour des raisons utilitaires de façon encore plus nette.

Certes, les autorités israéliennes invoquent des arguments utilitaires pour justifier la manière dont elles traitent les Palestiniens, mais Israël révèle au passage l’écueil classique de la pensée utilitariste : il n’offre pas de protection suffisante et de respect des droits de l’homme. En réalité, ce mépris à l’égard des droits de l’homme érode directement la moralité d’Israël au sein de la communauté des nations.

La troisième théorie morale est l’éthique de la vertu, dont Aristote reste le plus grand défenseur. Dans l’éthique de la vertu, un acte est considéré comme moral s’il est réalisé en raison d’un caractère vertueux. L’éthique de la vertu ne concerne pas essentiellement la codification et l’application des principes moraux. Elle porte avant tout sur le développement du caractère duquel découlent des actions morales. Dans ce contexte, l’occupation israélienne a certes des effets particulièrement néfastes sur les Palestiniens, mais elle a aussi une influence moralement corruptrice sur les Israéliens eux-mêmes.

L’éthique de la vertu reconnaît l’importance de prendre l’habitude d’agir de façon éthique, ce qui implique une éducation morale ; comme Aristote l’aurait dit, « Éduquer l’esprit sans éduquer le cœur revient à n’avoir aucune éducation du tout ». La présence continue d’Israël en Cisjordanie n’éduque pas les jeunes israéliens aux vertus morales. Au contraire, elle ne fait que durcir leurs cœurs, puisqu’ils s’habituent à vivre dans un contexte de préjudices, de discrimination et de déshumanisation à l’encontre des Palestiniens. Ainsi, l’occupation ne respecte pas les principes d’éthique de la vertu, dans la mesure où elle crée un environnement qui dégrade la substance morale des Israéliens eux-mêmes. Ces derniers continuent donc de commettre des transgressions à l’égard des Palestiniens sans aucun sens de culpabilité morale.

Du point de vue israélien, certains (le mouvement de colonisation) pourraient dire que l’occupation suscite des vertus telles que la solidarité nationale, la cohésion sociale, la loyauté, le courage et la persévérance. Cela peut sembler vrai à première vue, mais l’occupation déchire en réalité le tissu social et politique israélien et ébranle les conditions dans lesquelles des vertus morales, telles que l’attention, la compassion et la magnanimité, peuvent grandir et s’épanouir.

En outre, plus l’occupation durera, plus les préjudices sur la moralité d’Israël seront importants. L’État israélien sera de plus en plus disposé à compromettre ses valeurs fondamentales et ses idéaux en tant que démocratie attachée aux droits de l’homme.

Enfin, nous devons considérer la théorie morale, selon laquelle la moralité est soumise aux commandements de la divinité. Il existe deux théories fondamentales, qui tirent leur origine dans le dialogue Euthyphron de Platon. Dans ce dernier, Socrate soulève cette question : « …le pieux, est-ce parce qu’il est pieux qu’il est aimé par les dieux, ou bien est-ce parce qu’il est aimé, qu’il est pieux ? »

La première est la théorie du commandement divin : une action est juste ou morale si c’est ce que Dieu veut et rien d’autre. La deuxième théorie, défendue par Socrate, est que Dieu nous commande de faire ce qui est juste parce que cela est juste. En d’autres mots, la moralité précède la volonté de Dieu et est irréductible au commandement divin.

Si l’on suit cet ancien débat, l’usurpation et l’annexion des terres palestiniennes peuvent sembler justifiables en invoquant la théorie du commandement divin, car Dieu nous demande de réaliser certaines actions. Ce serait donc, par définition, la chose morale à faire.

Bon nombre de juifs orthodoxes tiennent à cette théorie du commandement divin, car ils interprètent le concept de « mitzvah » (bonne action) d’abord et avant tout comme un « commandement » dont la bonté ne peut être envisagée indépendamment du fait que c’est ce que Dieu nous ordonne de faire.

Ainsi, ceux qui considèrent la Bible comme la révélation des commandements de Dieu l’utilisent pour justifier le concept de « Grand Israël ». Ils conçoivent dès lors la présence des Palestiniens comme un obstacle que Dieu a placé là pour tester leur détermination. Le traitement cruel qu’ils imposent aux Palestiniens est donc moralement défendable, dans la mesure où il obéit au décret divin.

En adoptant la théorie du commandement divin, les juifs orthodoxes adoptent une position qui ne cesse d’être utilisée pour justifier des actes manifestement immoraux. Les défenseurs de cette théorie pourraient s’y opposer en affirmant que si Dieu est bon, il ne devrait rien commander d’immoral.

Mais cet argument sonne creux, car si la moralité réside simplement dans ce que Dieu approuve, dire que Dieu est bon revient à soutenir qu’il s’approuve lui-même ainsi que sa propre volonté. Dans ce cas, il n’existe encore aucune protection contre les extrémistes qui se servent de la théorie du commandement divin pour justifier les crimes les plus haineux. En outre, si le commandement en question satisfait un profond besoin psychologique — disons une patrie juive accordée par Dieu — ce que les humains attribuent à Dieu devient au final la « volonté de Dieu ».

Cette théorie du commandement divin pose un autre problème : comme l’a observé le philosophe Gottfried Leibniz, elle transforme Dieu en un tyran indigne de notre amour et de notre dévotion : « Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait également louable en faisant tout le contraire ? »

Quant à la théorie selon laquelle Dieu nous commande de faire le bien parce que cela est juste, il apparaît évident que toute action doit tirer sa valeur morale indépendamment de la volonté de Dieu. Dans ce cas, la politique israélienne à l’égard de l’occupation devra être moralement justifiable sans référence à un quelconque mandat divin. Nous avons déjà étudié brièvement la politique d’Israël à la lumière de la déontologie, de l’utilitarisme et de l’éthique de la vertu, et nous avons conclu qu’elle ne tenait pas la route, qu’elle ne respectait pas les exigences fondamentales de ces théories. Elle manque donc d’une justification morale indépendante sur laquelle les commandements de Dieu pourraient éventuellement se fonder.

L’occupation israélienne ne peut être soutenue ni sur le plan moral ni sur le plan de la sécurité nationale. Israël peut se défendre lui-même et vaincre n’importe lequel de ses ennemis aujourd’hui et demain. Mais il se noie dans la corruption morale que l’occupation ne fait qu’intensifier. C’est cet ennemi intérieur qui constitue aujourd’hui le plus grand danger pour Israël.

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