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juin 30, 2018

Une réélection aux conséquences désastreuses

La réélection du président turc Recep Tayyip Erdogan, considérée à tort comme une élection libre, juste et représentative de la volonté de la majorité de la population turque, a de graves répercussions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Les partisans d’Erdogan affirment que ces élections ne font que renforcer la nature démocratique du pays et que les détracteurs du président turc doivent désormais accepter le verdict public. Le fait est pourtant qu’Erdogan n’a reculé devant rien pour créer au sein de son pays une atmosphère sociale et politique propre à étouffer l’opposition, lui permettant ainsi de gagner une nette majorité de l’électorat. Cette situation met sérieusement en doute la légitimité de sa victoire. Sa réélection a permis de lui conférer d’immenses pouvoirs et a fait de la Turquie la dictature d’un seul homme. Rien ne l’arrêtera désormais de poursuivre son ambition aveugle et agressive, puisqu’il peut maintenant exercer un pouvoir absolu.

Pour remporter la victoire, Erdogan a eu recours à diverses méthodes manipulatrices, en commençant par la tenue d’élections durant l’état d’urgence (instauré en juillet 2017 après la tentative de coup d’État militaire). Cet état d’urgence lui a permis de prendre des mesures draconiennes en vue de limiter fortement la liberté d’expression et le droit de réunion, empêchant ainsi ses rivaux de faire campagne contre lui sur un pied d’égalité.

Erdogan a délibérément convoqué des élections anticipées tout simplement parce qu’il avait peur, car les prévisions politiques et économiques à long terme ne sont pas en sa faveur ; les partis d’opposition se sont montrés bien plus attrayants à l’aube de la crise économique qui menace le pays.

Depuis le début de sa campagne assassine contre la presse il y a quelques années, Erdogan a fermé près de 180 médias et emprisonné plus de 150 journalistes. À l’heure actuelle, la quasi-totalité de la presse écrite et en ligne ainsi que les stations de radio et les chaînes de télévision sont contrôlées directement ou indirectement par ses alliés. Il est ainsi parvenu à priver ses concurrents de couverture médiatique pendant la campagne, ce qui a drastiquement tronqué la capacité de ces derniers à défendre leur programme politique auprès du public.

Erdogan tenait obstinément à démonter ses adversaires. Il a, par exemple, emprisonné le candidat à la présidentielle et leader du parti prokurde Selahattin Demirtas, qu’il a mis derrière les barreaux sur la base d’accusations motivées par des considérations politiques, faisant planer un nouveau nuage de suspicion sur la légitimité des élections.

Les quelque trois millions de fonctionnaires et les employés des institutions dépendant partiellement ou totalement d’un soutien gouvernemental ont été avisés qu’ils devaient non seulement voter pour Erdogan, mais en outre s’assurer que leurs proches et amis lui apportent également leur soutien politique. Il a porté un nouveau coup à l’impartialité du processus électoral en permettant aux représentants du gouvernement de se rendre dans les bureaux de vote et de comptabiliser les bulletins qui n’avaient pas de cachet officiel.

En outre, les éléments de sa machine de réélection dirigée par des loyalistes étaient fondamentalement le seul groupe disposant des moyens physiques et financiers pour faire campagne à l’étranger, bien qu’avec certaines limites, en vue d’obtenir le vote des trois millions de Turcs vivant en Europe.

Tous les membres de l’AKP se sont montrés unis dans leur détermination de faire campagne en sa faveur, puisqu’ils ont été au fil des ans les principaux bénéficiaires de ses 15 années de pouvoir, jouissant de la largesse et du confort qu’il a prodigués à ses fidèles. La majorité des membres de l’AKP qui se sont présentés aux élections ont fait preuve d’un engagement total pour assurer sa réélection, considérant que leur avenir politique dépendait directement du sien.

Bien que l’AKP n’ait pas remporté la majorité au parlement, l’alliance d’Erdogan avec le Parti d’action nationaliste (parti d’extrême droite) lui a permis d’obtenir la majorité dont il avait besoin pour que le prochain parlement ne fasse guère plus qu’approuver automatiquement ses décisions. Il sera ainsi en mesure de promouvoir son programme pratiquement sans aucune opposition.

Ayant atteint le summum de la puissance, sans aucune contrainte réelle, Erdogan peut maintenant défendre avec encore plus de vigueur son axe nationaliste et son programme islamique. Il redoublera d’efforts pour jouer un rôle politique, économique et social de premier plan dans de nombreux pays du Moyen-Orient et des Balkans.

Erdogan est en effet décidé à rétablir en grande partie l’influence qu’exerçait autrefois l’Empire ottoman. Son rêve, qu’il a maintes fois exprimé et que ses principaux alliés ont souvent répété, est de présider le centième anniversaire de la République de Turquie en 2023 et d’être reconnu comme le nouvel Atatürk (« père ») de la Turquie moderne.

Les pouvoirs absolus dont dispose aujourd’hui Erdogan devraient faire trembler tous les individus et institutions qu’il a mis sur liste noire, car il continuera de se déchaîner contre ses opposants, avec encore plus de ténacité. Il n’y a pratiquement rien aujourd’hui qui puisse l’empêcher de soumettre les Kurdes et de les priver de leurs droits humains fondamentaux.

Toutes les institutions gouvernementales dépendront de ses caprices ; il aura le premier et le dernier mot sur chaque affaire d’État sans devoir rencontrer le moindre obstacle. Il faut s’attendre à ce qu’il émette des décrets comme il l’entend, qu’il subordonne totalement l’appareil judiciaire et qu’il se serve de l’armée pour intimider et menacer ses voisins. Il n’a aucun scrupule à mener des incursions majeures en terre étrangère, comme il le fait actuellement en Syrie et en Irak dans sa lutte contre les Kurdes qu’il accuse d’être associés au PKK.

Les puissances occidentales doivent maintenant reconsidérer leurs relations avec Ankara, car Erdogan fera assurément preuve d’autorité à l’échelle nationale et dans ses relations étrangères en vue de réaliser son projet néo-ottoman. Cette situation ne peut que déstabiliser davantage le Moyen-Orient et poser de sérieux défis aux États-Unis, à l’UE et à l’OTAN en particulier, car la Turquie soumise à une dictature absolue ne satisfait plus aux conditions requises pour faire partie de l’organisation de défense la plus importante de l’Occident.

Ces éléments sont également à mettre en rapport avec le fait qu’Erdogan a développé des relations étroites et amicales avec les ennemis jurés de l’Occident – la Russie et l’Iran. Le président turc a acheté le système russe de défense aérienne S-400, ce qui est contraire aux relations de l’Occident avec Moscou et incompatible sur le plan technologique avec les défenses aériennes de l’OTAN.

Il travaille en tandem avec la Russie et l’Iran pour trouver une solution à la guerre civile en Syrie et met délibérément les États-Unis sur la touche, les empêchant de jouer un rôle quelconque dans la quête d’une issue à ce conflit. Il ne fait aucun doute qu’Erdogan continuera d’entretenir le mécontentement populaire contre l’Occident et de mettre en œuvre des politiques défavorables aux intérêts des États occidentaux et de leurs alliés au Moyen-Orient.

Si la Turquie d’autrefois embrassait les valeurs démocratiques, la Turquie d’aujourd’hui, sous la houlette d’Erdogan, enfreint tous les codes des droits de l’Homme et tous les principes d’une forme de gouvernement démocratique. Des élections, même si elles sont libres et justes, ne sont qu’un facteur parmi d’autres et ne constituent pas en elles-mêmes une démocratie libre ; les élections en Turquie ne font pas exception. Erdogan peut proclamer qu’il a gagné ces élections de façon juste et loyale, mais en réalité, il a exploité le processus électoral pour consolider son pouvoir sous le couvert de la démocratie.

La tendance mondiale actuelle à l’acceptation de l’autoritarisme, ainsi qu’en témoignent la Russie de Poutine, les Philippines de Rodrigo Duterte et la Chine de Xi Jinping, ne justifie pas les actions d’Erdogan mais permet d’expliquer sa victoire.

Le président turc a trahi son propre peuple avant les élections et il est à présent encore plus libre de poursuivre vigoureusement toute politique intérieure et étrangère à sa guise. L’Occident doit désormais adopter la tolérance zéro à l’égard de la Turquie et ne doit pas permettre à un dirigeant cruel et corrompu de porter atteinte aux intérêts de l’Occident en Europe et au Moyen-Orient sans subir de conséquences.

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