Erdogan exploite l’Islam par intérêt personnel et politique
Le présent article est le troisième d’une série de textes fondés en partie sur des témoignages concernant la détérioration rapide des conditions sociopolitiques en Turquie et sur ce que l’avenir réserve à ce pays. Les deux premiers articles sont disponibles ici : premier article, deuxième article.
Quiconque s’intéresse un tant soit peu à la carrière politique du président turc Recep Tayyip Erdogan est bien obligé de constater que ce dernier élabore soigneusement et systématiquement ses politiques dans un cadre islamique. Il utilise la religion pour se présenter lui et son programme politique comme s’ils avaient été approuvés par une autorité supérieure. Il tire subrepticement profit des symboles islamiques et des préceptes religieux pour endoctriner la population, tout en promouvant l’éducation islamique dans les écoles afin de façonner une nouvelle génération de musulmans dévots qui lui seront loyaux.
Afin de consolider son pouvoir, il a axé sa politique sur le développement économique pour mieux séduire un électorat solide constitué des franges les plus pauvres et les moins éduquées de la population turque qui le soutiennent et suivent son modèle d’islam politique. Il défend bec et ongles la démocratie pour faire bonne figure devant la communauté laïque et ainsi diminuer la résistance à laquelle il se heurte pour convertir la Turquie en État islamique.
Il n’y a rien de mal à promouvoir une religion au sein d’une démocratie, pour autant qu’il existe une séparation claire et précise entre « l’Église » et l’État. Cependant, en Turquie, Erdogan inscrit la religion au cœur même du processus politique et les rend indissociables. En réalité, tout a commencé en 1999, lorsqu’Erdogan a été incarcéré pendant 4 mois pour incitation à la haine religieuse après avoir récité en public un poème nationaliste contenant les vers suivants : « Les mosquées sont nos casernes, les coupoles nos casques, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats ». Erdogan proclame que la Turquie est un modèle de démocratie islamique, mais ce n’est là qu’un slogan vide de sens, puisqu’il ne retentit plus ni au niveau national ni au sein d’aucun État arabe ou musulman.
Le fait que la Turquie a aujourd’hui perdu toutes ses chances de devenir membre de l’Union européenne est entièrement dû au sévère et méthodique travail de sape d’Erdogan qui a lourdement ébranlé les fondements de la démocratie : la liberté de la presse et d’expression, les droits de l’homme, un système judiciaire équitable et impartial, un enseignement public laïc et des mécanismes de poids et de contrepoids entre les trois branches du gouvernement.
Pour mieux promouvoir son programme socioculturel islamique, Erdogan a commencé par émettre systématiquement une série de directives qui ont petit à petit transformé la Turquie en une société religieuse et pratiquante. Il a réussi à agir sans pour autant toucher à la législation, ce qui lui a permis d’éviter toute résistance publique de la part de la plus grande frange laïque de la population. À cette fin, il s’est mis à instiller des images et un enseignement islamiques dans la conscience publique et à bâtir des institutions religieuses pour mieux endoctriner la population avec des préceptes religieux.
Pas plus tard qu’en 2011, Erdogan a encouragé une révolution islamique des modes vestimentaires. Il a ainsi levé l’interdiction de porter le voile dans les universités et pour les femmes travaillant dans les bureaux de l’administration, tandis que les policières peuvent désormais porter le voile, tout comme les femmes du corps militaire. Le voile, autrefois stigmatisé, est aujourd’hui socialement acceptable. Le nombre de personnages musulmans conservateurs « à la mode » a manifestement augmenté dans les séries télévisées et les représentations de femmes au foyer sont de plus en plus fréquentes.
Qui plus est, l’emblème actuel de la Turquie présente désormais le croissant et l’étoile qui sont devenus les symboles de l’islam, comme la croix celui du christianisme. L’augmentation rapide du nombre de mosquées est un autre symbole éclatant de la direction que prend ce pays. Au cours des 30 dernières années, le nombre de mosquées en Turquie est passé de 60 000 à plus de 85 000. L’AKP se sert des mosquées comme d’un symbole physique de l’importance accrue des valeurs islamiques de l’État et comme d’un outil politique pour mieux consolider son assise.
Mais la manifestation la plus flagrante de ce phénomène est sans doute la construction de la nouvelle mosquée, édifice immense pourvu de six minarets, perché sur la colline de Çamlıca à Istanbul. Cette colline est le point culminant de la ville, à 300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le site domine le Bosphore, bien en vue de la ville entière.
En outre, aucune boisson alcoolisée ne peut être vendue entre 22 heures et 6 heures, et aucun alcool ne peut plus être exposé ni dans les vitrines ni dans les restaurants situés à proximité des écoles ou des mosquées. Les producteurs d’alcool ne peuvent plus faire de publicité pour leurs produits ou parrainer des événements sociaux. Le gouvernement a d’ailleurs annulé un festival célébrant la boisson nationale, le raki, en raison de plaintes déposées par des islamistes. Une décision que le président Erdogan s’est empressé de saluer.
Ces dernières années, le gouvernement turc, sous la direction d’Erdogan, a pris quantité de nouvelles initiatives pour ancrer l’islam plus profondément dans l’enseignement laïc du pays et ainsi former une nouvelle génération islamique. Il envisage notamment la construction de 80 nouvelles mosquées dans des universités publiques et la conversion d’une université d’Istanbul en centre d’études islamiques. Erdogan a également soutenu l’introduction de cours de religion obligatoires pour l’ensemble des élèves du primaire et a ajouté une heure supplémentaire de cours de religion à l’ensemble des élèves du secondaire.
Les études islamiques sont incontestablement mises en avant, un phénomène qui s’observe entre autres dans l’augmentation des institutions religieuses Imam-Hatip. Depuis 2010, le nombre de ces institutions a en effet augmenté de 90 %, de 493 à 936 établissements, et le nombre d’étudiants inscrits est passé de 65 000 en 2002 à près d’un million en 2016.
Batuhan Aydagül, directeur de l’Initiative pour la réforme de l’éducation à l’université Sabanci d’Istanbul, soutient que le ministère de l’Éducation stimule les demandes d’ouverture de ce type d’établissement plutôt que de répondre à une demande : « Le gouvernement limite l’offre d’écoles laïques et augmente la demande d’établissements religieux… Il crée une situation où certains élèves n’auront pas d’autre choix que de s’inscrire dans ces écoles. »
Les parents et les enseignants se plaignent amèrement du fait qu’Ankara puisse nommer les directeurs d’école qui influencent fortement le choix des cours. Plusieurs milliers d’enseignants d’écoles publiques ont été remplacés par des professeurs Imam-Hatip qualifiés. Les garçons et les filles sont scolarisés dans des classes séparées, soi-disant pour créer un environnement propice à un meilleur apprentissage.
Kamuran Karaca, président de l’aile gauche du syndicat d’enseignants Egitim Sen, a bien résumé les choses en déclarant : « …le [parti AKP] utilise nos enfants pour servir sa propre idéologie… il s’agit d’un projet politique qui vise à créer une génération religieuse. Le gouvernement force les élèves à apprendre l’arabe, le Coran et son interprétation en islam sunnite. »
Ceux qui ont été imprégnés de l’enseignement Imam-Hatip soutiennent que ce type d’établissement forme des gens plus vertueux, qui travaillent dur et excellent dans leur profession. Ils soulignent le fait qu’Erdogan lui-même a été diplômé d’une école Imam-Hatip. Lors d’un discours devant l’assemblée des jeunes membres de l’AKP en 2012, Erdogan a déclaré : « Nous voulons former des générations pieuses ».
Erdogan se sert de la religion pour présenter son programme politique comme s’il avait été approuvé par une autorité supérieure, de ses références islamiques pour intimider l’opposition, et du mouvement Gülen comme d’un bouc émissaire pour mettre en avant sa propre conception de l’islam. En soi, Erdogan se considère comme un « homme religieux » ; Dieu a créé les circonstances pour qu’il élimine à volonté le moindre de ses opposants politiques fictifs ou réels, persuadé d’être sur le droit chemin.
Sous le règne ottoman, la religion a joué un rôle majeur dans le gouvernement de l’empire (une leçon qui n’aura pas échappé à Erdogan), comme l’a fait remarquer Baruch Spinoza dans son Traité théologico-politique : « … [les Turcs] où la discussion est un sacrilège et où l’esprit de chacun est rempli de tant de préjugés que la saine raison n’y a plus de place et le doute même n’y peut entrer ».
Lors du débat au parlement pour modifier la constitution, le président du Parlement turc İsmail Kahraman a plaidé pour l’abandon du principe de laïcité dans la nouvelle constitution : « Avant toute chose, la laïcité ne doit pas figurer dans la nouvelle constitution. Notre constitution ne doit pas éviter le sujet de la religion… Elle ne devrait pas être laïque. Cette nouvelle constitution doit être religieuse. »
Bien que la proposition d’İsmail Kahraman n’ait pas été adoptée, il est évident que ce type de déclaration n’aurait pas été prononcé à moins d’exprimer les sentiments d’Erdogan. Dans l’absolu, il est de plus en plus manifeste qu’Erdogan a pour objectif de devenir le dirigeant ultime de son pays et du monde sunnite. Lors d’une visite à Jakarta en juillet 2016, Erdogan a affirmé : « Nous n’avons qu’une seule préoccupation : l’islam, l’islam et l’islam. » Et à l’occasion de récentes visites à Bahreïn et en Arabie saoudite, il a envoyé un message au monde sunnite pour qu’il s’unisse et mette ses différences de côté pour mieux lutter contre les violations commises à l’encontre du monde musulman.
Afin de devenir le chef politique et religieux suprême, Erdogan a exercé des pressions sans relâche pour modifier la constitution et lui accorder le pouvoir quasi absolu pour lequel il a besoin du soutien populaire. Il se sert de la religion pour gagner ce soutien en vue de promouvoir son programme. De cette façon, il « sanctifie » ses politiques et se place sur le plus haut piédestal politique et religieux. Comme l’a succinctement dit Napoléon, la religion est un excellent moyen de calmer les esprits du peuple.
La religion a pour but de fournir une boussole morale et éthique visant à promouvoir l’amitié, la compassion, l’empathie et l’amour et à créer l’harmonie sociale et la paix. Un vrai musulman respecte les principes du Coran et les fondements de l’islam. Dès lors, personne ne devrait être libre d’utiliser la religion dans l’unique but de soutenir son ambition personnelle qui, dans le cas présent, abaisse le caractère sacré de l’islam au niveau des supplices humains et le vide de tout son sens spirituel et holistique.
Un homme de foi ne corrompt pas la noblesse de l’islam pour faire valoir son programme politique personnel au nom de Dieu. Un homme religieux n’emprisonne pas des dizaines de milliers de fonctionnaires et ne laisse pas leurs familles désespérées et affligées. Un homme pieux ne se débarrasse pas de milliers d’enseignants sans aucune preuve de faute professionnelle. Un vrai croyant ne jette pas en prison des dizaines de journalistes, étouffant la liberté de la presse et muselant les voix dissidentes. Un homme religieux ne soumet pas des millions de citoyens – les Kurdes – et ne les prive pas de leurs droits fondamentaux à connaître leur héritage culturel. Un homme vertueux ne se bâtit pas de « palais blanc » valant plusieurs centaines de millions de dollars sur le dos des contribuables, pendant que des millions de Turcs vivent dans une misère abjecte. Un homme droit ne crée pas d’État policier et n’enfile pas de gant de fer pour réprimer les manifestations pacifiques. Enfin, un homme spirituel n’étouffe pas l’esprit des autres, ne méprise pas leur dignité et n’écrase pas leur fierté.
L’islam et la démocratie ne s’excluent pas mutuellement, tant que demeure une distinction claire entre « la mosquée et l’État ». Les imams ont un rôle à jouer dans la promotion des vertus de l’islam, mais ils ne devraient pas avoir leur mot à dire sur les processus politiques de l’État. Qu’Erdogan proclame que la Turquie est une démocratie est au mieux hypocrite ; il a non seulement usurpé les pouvoirs dictatoriaux, mais il a également distillé sa doctrine religieuse au sein des institutions étatiques et intimidé la société civile pour qu’elle rejoigne les rangs de sa fausse piété.
Erdogan soutient que l’islam offre un mode de vie plus pur et permet de créer une cohésion sociale qui apporte joie et prospérité, mais il ne fait qu’exacerber les tensions sociales en Turquie en imposant sans arrêt sa propre conception de l’islam pour étayer son programme politique. La division entre laïcité et religion s’accentue de plus en plus, engageant la Turquie sur une voie dangereuse et la privant de toute possibilité de devenir une véritable démocratie islamique.