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mars 16, 2017

Erdogan : sultan d’un empire Ottoman illusoire

Le présent article est le quatrième et dernier d’une série de textes fondés en partie sur des témoignages concernant la détérioration rapide des conditions sociopolitiques en Turquie et sur ce que l’avenir réserve à ce pays. Les trois premiers articles sont disponibles ici : premier, deuxième, troisième.

Lors de mes nombreuses rencontres et conversations au fil des ans avec l’ancien Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu, il s’est fait largement l’écho de la vision grandiose de son chef et président, Recep Tayyip Erdogan : d’ici 2023 (l’année du 100e anniversaire de la République turque), la Turquie sera aussi puissante et influente que l’était l’Empire ottoman à son apogée. Et pourtant, même dans les meilleures conditions, la Turquie ne pourra pas réaliser le rêve inaccessible d’Erdogan. S’il avait maintenu le cap sur ses réformes judiciaires et sociopolitiques et sur le développement économique de son pays, mis en avant pendant les neuf premières années de son mandat, la Turquie aurait pu devenir un acteur important sur la scène internationale et une puissance régionale.

Malheureusement, Erdogan a abandonné la plupart des réformes démocratiques impressionnantes dont il s’était fait l’avocat pour se lancer dans une islamisation systématique du pays tout en démantelant les piliers de la démocratie. Il s’est arrogé des pouvoirs sans précédent et a transformé la démocratie turque en une autocratie, s’assurant ainsi d’avoir le dernier mot sur toutes les affaires de l’État.

A posteriori, il est évident qu’Erdogan ne s’était jamais engagé en faveur d’une forme démocratique de gouvernement. Les réformes entreprises au cours des neuf premières années de son mandat ont été favorisées en grande partie par les exigences en matière d’adhésion à l’Union européenne. Il a exploité ces critères pour mieux se propulser vers son but ultime. Ces quelques mots qu’il a prononcés en 1999 trahissent précisément ses véritables intentions depuis le jour où il est monté au pouvoir : « La démocratie, c’est comme le bus. On descend quand on arrive au terminus. »

Son modèle, Mustafa Kemal Atatürk (qui veut dire « Père des Turcs »), a fondé la République turque en 1923. Tous deux partagent des qualités personnelles puisqu’ils ont cherché à diriger la nation d’une main de fer tout en ignorant la séparation des pouvoirs. Mais Atatürk était déterminé à établir un État démocratique séculaire et occidentalisé tandis qu’Erdogan se dirige dans la direction opposée.

Ce dernier s’est attaché à créer progressivement une théocratie, où la tradition et les valeurs islamiques règnent en maître, tout en adoptant l’image d’Atatürk, vénérée par la plupart des Turcs. Erdogan se présente comme un dirigeant déterminé servant un objectif, tirant son pouvoir du soutien populaire et tâchant, au bout du compte, de remplacer Atatürk. Grâce aux nouveaux amendements apportés à la constitution, il sera investi de pouvoirs encore plus grands que ceux d’Atatürk.

Fort d’une popularité grandissante, au moment où la Turquie connaît une croissance économique des plus impressionnantes, Erdogan est parvenu à incarner la figure d’un dirigeant fort et résolu – le « père » d’une nouvelle République turque. Il a imprégné la conscience de son peuple dans les règles de l’art en se servant de l’islam comme de la voie incontestée qui mènera la Turquie à la grandeur. Il est décidé à présider, lors du 100e anniversaire de la République de Turquie, une nation puissante figurant parmi les dix premières puissances économiques mondiales et dont l’influence s’étendrait à l’Est comme à l’Ouest, semblable à l’influence prodigieuse dont jouissait l’Empire ottoman.

Pour réaliser sa vision grandiose, Erdogan a pris plusieurs mesures afin de consolider son pouvoir absolu.

Premièrement, préparer le terrain : Erdogan a entrepris de marginaliser et d’éliminer complètement quiconque, au sein ou à l’extérieur du parti AKP, osait défier son autorité ou proposer de nouvelles idées pour résoudre les problèmes du pays. Ceux qui n’ont pas soutenu ses politiques et se sont avisés de remettre en question son jugement n’ont pas été épargnés. Il a ainsi évoqué des théories du complot, accusant ses opposants politiques d’être des ennemis de l’État, cherchant à renverser son gouvernement, afin de concrétiser, sans aucune opposition, sa vision pour la Turquie, analogue à l’influence et au rayonnement de l’Empire ottoman. Il a même licencié son ami et confident de longue date, Ahmet Davutoğlu, car ce dernier ne partageait pas ses vues concernant le problème kurde. Plus grave encore, il ne déniait même pas soutenir les amendements constitutionnels qui conféreraient au président des pouvoirs considérables et inouïs.

Deuxièmement, désigner un coupable : Erdogan avait besoin d’un bouc émissaire pour lui faire porter le chapeau de ses propres échecs. Le mouvement Gülen s’est révélé le coupable idéal ; il lui a offert une couverture et lui a permis de camoufler la corruption massive qui s’est propagée au sein de son gouvernement. Le mouvement lui a également fourni les raisons qui ont « justifié » la répression de nombreuses entités institutionnelles, politiques et sociales, en bâillonnant les médias, en contrôlant le pouvoir judiciaire et en domptant l’armée.

La tentative de coup d’État militaire en juillet 2016 lui a fourni les munitions nécessaires pour mener une chasse aux sorcières dans l’ensemble de la société, lui donnant un prétexte pour licencier des dizaines de milliers de personnes des universités, de la société civile, du système judiciaire, de l’armée et des services de sécurité intérieure. Il a également pu prendre les commandes de l’ensemble des ministères du gouvernement et du secteur privé. Erdogan a décrit sa purge comme un « mal nécessaire » pour guérir les pouvoirs publics du « cancer » qui ronge le pays. Ce faisant, il a veillé à ce que le système politique s’organise autour de la présidence, à l’abri de toute contestation, libre de poursuivre son rêve impérial de raviver la grandeur de l’Empire ottoman, alors que le pays s’apprête à voter au référendum constitutionnel le 16 avril.

Troisièmement, créer un symbolisme ottoman : pour mieux définir sa vision grandiose, Erdogan a dû instiller des images de l’Empire ottoman dans l’esprit du public, notamment en édifiant un « palais blanc » de 1100 pièces à un coût prohibitif sur le dos du contribuable, et en y élisant domicile. Son tout dernier projet était la mosquée de Çamlıca, la plus grande mosquée d’Istanbul, perchée sur la colline éponyme qui surplombe la ville entière.

Récemment, Erdogan a initié la construction d’une nouvelle mosquée de style ottoman sur la place Taksim, témoin des plus vives manifestations de sa carrière contre son pouvoir. Il a même ordonné que l’hymne national soit plutôt joué sur des cuivres et percussions modifiés, pour que la mélodie donne l’impression d’être jouée par des orchestres de l’époque ottomane. Son objectif est d’endoctriner le peuple turc en ravivant, de manière subliminale, la glorieuse période ottomane.

Quatrièmement, affirmer sa politique étrangère : sous la direction d’Erdogan, la Turquie est devenue un pays de plus en musclé et déterminé dans la région. À Chypre, Erdogan est décidé à conclure un accord en grande partie selon ses propres conditions. En Irak, il a disposé ses troupes malgré les objections du gouvernement irakien, afin de poursuivre sa guerre sans merci contre les Kurdes. En Syrie, il a autorisé des centaines de combattants étrangers, y compris des guerriers de l’État islamique, à franchir la frontière pour mieux lutter contre Assad, tout en combattant les Kurdes syriens, afin de les empêcher d’établir leur autonomie, de peur que les Kurdes turcs n’exigent ensuite la leur.

Erdogan s’est en outre attaché à promouvoir la politique « zéro problème avec ses voisins », et bien que la Turquie éprouve actuellement des difficultés avec presque tous ses voisins (et que ses chances d’adhésion à l’UE aient fortement diminué), il continue d’affirmer que la Turquie entretient de bonnes relations internationales. Pour Erdogan, l’appartenance de la Turquie à l’OTAN est encore un signe de grandeur ; le fait que la Turquie dispose du deuxième plus grand nombre de troupes au sol à l’OTAN renforce son illusion qu’Ankara jouit d’une puissance militaire inégalée dans la région qui force le respect et l’attention de la communauté internationale auquel l’Empire ottoman avait droit.

Cinquièmement, promouvoir l’islam comme un outil puissant : Erdogan se sert également de l’islam sunnite pour mettre en avant la Turquie comme république dotée d’idéaux islamiques soutenus par un appareil étatique loyal. Il se présente comme le chef du monde sunnite, celui qui restaurera l’ère d’influence ottomane tout en affermissant son régime autoritaire sous la forme de néo-sultanat. À l’évidence, Erdogan encourage vigoureusement, systématiquement et méticuleusement le nationalisme islamique avec le soutien de son parti. Mustafa Akyol, analyste politique et culturel turc, auteur du nouveau livre The Islamic Jesus (« Le Jésus islamique »), affirme que « nous sommes confrontés à la propagande politique chaque jour, à chaque instant. Il suffit d’allumer la télévision ou d’ouvrir un journal… »

L’ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu a déclaré en 2015 que la Turquie « refonderait l’Empire ottoman. » Même s’il a été licencié, Ahmet Davutoğlu, comme la plupart des fonctionnaires turcs, dépeint le gouvernement comme le successeur légitime de l’héritage ottoman. À cette fin, Erdogan se sert de l’islam comme d’un thème fédérateur qui propulsera la Turquie vers la grandeur de l’Empire ottoman. En réalité, les dirigeants turcs religieux se sont toujours considérés comme les porte-étendards de la civilisation islamique. Celle-ci a échoué avec la chute de l’Empire ottoman, mais ils estiment que la situation doit désormais être corrigée. Comme ils l’auraient voulu, « les Turcs doivent à nouveau diriger l’ummah [communauté musulmane] comme les nouveaux Ottomans. »

Hélas, le président Erdogan, que près de la moitié de la population turque considère toujours comme un héros, conduit son pays sur un terrain dangereux. La Turquie et son peuple disposent des ressources, de la créativité et des institutions nécessaires pour devenir une grande puissance. Sans son étrange capacité à exploiter les ressources humaines et naturelles de son pays, Erdogan aurait pu affirmer la Turquie sur la scène internationale. Il aurait certes pu devenir l’Atatürk d’une nouvelle ère, s’il avait simplement poursuivi ses réformes historiques tout en protégeant les droits de chacun et en créant un véritable modèle de démocratie islamique.

La chute de l’Empire ottoman a été largement précipitée, entre autres, par sa décadence politique interne, par son exercice arbitraire du pouvoir et par de graves violations des droits de l’homme qui ont érodé considérablement les fondements mêmes de l’Empire.

Quelle que soit la forme sous laquelle Erdogan souhaite ressusciter l’Empire ottoman, il échouera, car aucun pays ne peut survivre, et encore moins devenir une grande nation, tant que le gouvernement écrasera son peuple et étouffera sa liberté d’agir, de s’exprimer et de rêver.

Ce sont là les éléments indispensables à la grandeur d’une nation ; l’Empire ottoman n’a jamais été un modèle exemplaire à suivre.

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